Près de cinquante ans après leur rencontre, Aboudramane Sangaré reste fidèle à l’ex-président. Leader de la branche la plus radicale du FPI, il refuse de voir le parti tourner la page.
Aboudramane Sangaré est un personnage discret qui préfère le silence de sa vaste résidence privée de Cocody aux tumultes des rassemblements publics – il n’a d’ailleurs pas souhaité répondre aux sollicitations de Jeune Afrique. Mais, à 71 ans, cet enseignant titulaire d’un doctorat d’État en droit international public obtenu à l’Institut du droit de la paix et du développement (IDPD) de Nice n’a pas renoncé : ni à obtenir la libération de l’ex-président ivoirien, jugé à La Haye, ni à tenir les rênes du Front populaire ivoirien (FPI, parti d’opposition), dont il se présente comme le président, défiant la branche dirigée par son grand rival, Pascal Affi N’Guessan.
Sa rencontre avec Laurent Gbagbo remonte à 1970, sur le campus de l’université d’Abidjan. Né d’un père musulman malinké d’Odienné (Nord) et d’une mère chrétienne baoulée de Bodokro (Centre), Sangaré est inscrit en deuxième année de droit et Gbagbo poursuit ses études tout en commençant à enseigner l’histoire au lycée classique d’Abidjan. Ils ont un même maître à penser : le professeur Bernard Zadi Zaourou, l’un des premiers opposants à Félix Houphouët-Boigny, qui recrute de jeunes cadres et étudiants de gauche pour former une élite militante contre l’idéologie défendue par le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI, ex-parti unique).
Nous avons traversé la vie ensemble, confie Aboudramane Sangaré
Très vite, Sangaré, timide et effacé, s’attache à Gbagbo, homme vif et au verbe haut. Il ne le quittera plus. « Nous avons traversé la vie ensemble », confie-t?il un jour à l’un de ses proches. « Le président Laurent Gbagbo l’a dit : “Sangaré, c’est un autre moi-même, c’est mon frère jumeau.” Je crois que c’est flatteur pour moi », répète-t?il à l’envi à ses visiteurs. L’amitié entre les deux hommes se renforce encore en France, où ils obtiennent leurs doctorats en 1979. Si leurs routes se séparent durant quelques années (de 1982 à 1988, du fait de l’exil de Gbagbo), leurs rapports ne font que se consolider.
Un lien quasi mystique se tisse entre eux, autour de ce que Sangaré appelle « le serment de Strasbourg », une sorte de pacte secret tissé dans l’Hexagone au sein d’un petit noyau de responsables de gauche menés par Zadi. La philosophie du groupe s’inspire de la légende de l’hydre de Lerne, dont la tête amputée se régénère sans cesse. Le postulat est simple. « Si jamais l’un de nous meurt, commente Sangaré dans une interview vidéo enregistrée par l’un de ses proches, celui qui reste en vie doit tout faire pour prendre le pouvoir et changer la Côte d’Ivoire. »
Gbagbo est pris en otage par la communauté internationale à la Cour pénale internationale [CPI], estime Sangaré
Ses détracteurs aiment à rappeler l’engagement qu’il avait pris pour mieux dénoncer son obsession à demeurer dans l’ombre de l’ex-président. « Sangaré refuse de continuer le combat pour le changement en Côte d’Ivoire alors que Gbagbo est tombé », martèle un proche de Pascal Affi N’Guessan, accusé de vouloir tourner cette page au sein du parti. Mais Sangaré a une lecture bien différente de la situation. Il milite ouvertement pour que le mouvement se consacre exclusivement à la lutte en faveur de la libération de celui qui, à ses yeux, « est pris en otage par la communauté internationale à la Cour pénale internationale [CPI] ».
Pour lui, pas de changement possible en Côte d’Ivoire sans Laurent Gbagbo. Droit dans ses bottes militantes, soutenu par certains caciques, celui qui a présidé le congrès constitutif du FPI en novembre 1988 à Dabou, près d’Abidjan, se dresse comme un rempart contre ceux qui ne poursuivent pas le même objectif. « Gbagbo m’a donné son onction comme gardien du temple, souligne-t?il dans un autre message enregistré. Il a fait de moi l’un des membres fondateurs avec Simone Gbagbo. J’ai quand même les clés de la fondation, je connais les fondamentaux. »
Un radicalisme apprécié
Dans son camp, Sangaré est apprécié pour ce radicalisme. Mais, en coulisses, certains membres de son bureau critiquent sa lenteur dans les prises de décision. « Il n’a pas appris à commander, admet une connaissance de longue date. Toute sa vie, il a été un exécutant, il est donc normal qu’il prenne son temps avant d’arrêter une décision. » Conséquence : la branche du FPI qu’il dirige suit une ligne parfois peu lisible.
En 2015, il avait appelé à boycotter le recensement électoral, mais avait soutenu Charles Konan Banny, alors dissident du PDCI, qui se présentait à la présidentielle. En octobre 2016, il a appelé au « boycott actif » du référendum constitutionnel organisé par Alassane Ouattara. Et voilà que certains, au sein de la mouvance qu’il incarne, n’excluent plus de participer aux élections municipales, voire de présenter un candidat FPI à la présidentielle de 2020.
Le FPI que je connais ne peut pas tourner la page Laurent Gbagbo
« La ligne défendue par Sangaré s’inscrit dans la continuité de la stratégie, faite de duplicité, de Gbagbo », commente un observateur de la vie politique. De fait, lors de la crise postélectorale de 2011, les plans jusqu’au-boutistes de l’ancien président reposaient sur deux personnes : Simone Gbagbo et Sangaré. Arrêté le 11 avril 2011 en compagnie de l’ex-couple présidentiel, ce dernier a été conduit à la maison d’arrêt et de correction d’Abidjan (Maca), une prison qu’il connaît déjà bien. Entre avril et décembre 1994, il y a séjourné pour « incitation à la violence » dans une série d’articles particulièrement virulents contre le président d’alors, Henri Konan Bédié, et publiés dans le journal officiel et quotidien du FPI, La Voie (devenu Notre Voie), dont il a été le premier directeur de publication.
Finalement, les projets politiques de Sangaré se résument en quelques mots : comme Estragon et Vladimir, qui, sous la plume de Samuel Beckett, attendent obstinément Godot, Sangaré n’en finit pas d’espérer le retour de Gbagbo. Et, comme eux, il se donne des raisons d’y croire. « Le FPI que je connais ne peut pas tourner la page Laurent Gbagbo, répète-t?il à son entourage. Il le pourrait si les choses ne s’étaient pas passées ainsi. S’il avait démissionné ou s’il avait quitté le pouvoir sous la pression, alors peut-être que le FPI aurait pu dire que Gbagbo n’était pas le chef qu’il voulait avoir. » L’ancien président de l’Inspection générale d’État, qui aime le théâtre autant que son ami détenu par la CPI, sait pourtant qu’à la fin Godot n’est jamais venu.
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