I. La troisième république : une sémantique excessive
En matière de changement de républiques, le référent historique dans les grandes démocraties reste la France. De telles notions n’existent, ni en Angleterre dont l’Etat est de forme monarchique, ni aux États-Unis qui ignorent totalement cette pratique. Il reste cependant que la comparaison entre la pluralité des républiques dans la vie politique française en France et l’unicité de république dans le parcours de la vie politique américaine reste intéressante pour mieux comprendre la situation ivoirienne.
I.1. Pluralité des républiques dans l’histoire politique française et unicité de la république dans l’histoire américaine.
La France vit aujourd’hui sous la 5ème République depuis la révolution de 1789 qui a mis fin en 1792 à la royauté. La première république vécut du 22 septembre 1792 au 8 mai 1799 ; la deuxième du 24 février 1848 au 2 décembre 1852 ; la troisième du 4 septembre 1870 au 10 juillet 1940 ; la quatrième du 13 octobre 1946 au 28 septembre 1958 ; et la dernière, qui court toujours, a commencé le 4 Octobre 1958. Cette multiplicité des républiques en France s’explique par les vicissitudes de l’histoire politique de ce pays.
Le régime républicain a pris du temps avant de gagner la conscience sociale et politique de la France. L’expérience républicaine a été interrompue quatre fois depuis son instauration en 1792. Une première fois de 1804 à 1848 par le Premier Empire napoléonien suivi de la Restauration et de la Monarchie de Juillet. La république survécut à cette première interruption avant de connaître une deuxième interruption sous le Second Empire de 1852 à 1870 à la suite du coup d’État de Napoléon Bonaparte, alors Président de la République, à la quelques jours de la fin de son mandat.
En 1940, le régime de Vichy et l’occupation allemande mirent fin à la république née après le Second Empire. La quatrième république, qui naquit à la fin de l’occupation en octobre 1946, ne résista pas aux assauts indépendantistes des colonies françaises. La guerre d’Algérie précipita sa fin. De Gaulle, appelé à la rescousse pour sauver la République française, qui menaçait de s’effondrer, se tailla sur mesure la cinquième république qui vit le jour le 4 octobre 1958. Comme on peut le constater, les différentes républiques correspondent à des périodes de fortes crises sociopolitiques qui ont remis, à chaque fois, en cause les piliers qui fondent le contrat social en France.
À l’inverse, aux États-Unis, la République est fondée sur un socle solide qui a résisté aux différentes crises dont la plus grave et la plus menaçante pour l’ordre constitutionnel fut la guerre civile dite guerre de sécession (12 Avril 1861-9 Avril 1865) qui a opposé le Nord industrialisé au Sud encore attaché à l’économie esclavagiste. En fait, la Constitution américaine, entrée en vigueur le 4 mars 1789, n’a jamais été abolie. Inspirée de la première Constitution de Virginie (1776), la Constitution des États-Unis d’Amérique se modifie par amendements suivant une procédure démocratique très complexe. La Constitution américaine originelle comporte 7 articles (I à VII) auxquels s’ajoutent les 10 premiers amendements connus sous le nom de déclaration des droits et les 17 amendements additionnels. Il y a eu donc plusieurs amendements portés à la Constitution américaine sans pour autant créer de nouvelle République parce jamais l’expérience républicaine n’a été interrompue. Le contrat social américain reste solidement protégé par sa constitution et il ne viendra à l’idée d’aucun aventurier de remettre en cause la république aux États-Unis d’Amérique.
Avatars, à tout point de vue, de la vie politique française, les anciennes colonies françaises d’Afrique n’ont pas échappé aux multiples républiques dont la quasi-totalité relève de la boulimie du pouvoir qui caractérise la classe politique. Ce qui était de l’ordre de la nécessité en France apparait ici comme un jeu d’enfants pour des adultes qui infantilisent ainsi une notion pourtant particulièrement sérieuse. Tel est le cas de la troisième république de monsieur Ouattara.
I.2. La troisième république dolosive de monsieur Ouattara
Si nous regardons la question de façon symétrique par rapport à l’expérience française, la forme républicaine du gouvernement ivoirien, depuis son adoption le 26 mars 1959, n’a été remise en cause qu’une seule fois suite au coup d’État du 24 octobre 1999. En effet, la junte militaire, ayant dissout la Constitution ainsi que les institutions qui incarnaient la république, avait concentré dans ses mains tous les pouvoirs de l’État. La république avait donc cessé d’exister jusqu’à l’élaboration d’une nouvelle constitution et la reconstitution des institutions suivant le modèle républicain. Dès lors, l’on était fondé à parler d’une deuxième république après l’adoption de la Constitution du 1er Août 2000.
En 2002, le coup d’État ayant échoué, la république a survécu et tous les aménagements opérés au niveau de l’État pour satisfaire les desiderata des rebelles, adossés aux accords de Marcoussis, l’ont été dans le cadre républicain. C’est d’ailleurs là l’un des grands mérites du Président Laurent GBAGBO d’avoir su sauvegarder la forme républicaine du gouvernement, même fusils sous la tempe. Si donc la république a pu résister aux assauts armés des préposés de monsieur Ouattara, qu’est-ce qui aurait pu justifier objectivement le changement de république en situation de paix alors qu’aucune menace ne planait sur celle-ci. En effet, aucune des réformes institutionnelles ou textuelles de la nouvelle constitution ne remet en cause, ni la forme républicaine pré-existante du gouvernement, ni le système présidentiel qui existe depuis 1960 et fortement inspiré de l’expérience du « Solitaire de Colombey » (nom sarcastique donné à De Gaulle pour sa tendance à la personnalisation du pouvoir d’Etat). La volonté persistante de se créer fictivement sa propre république procède de la boulimie du pouvoir du Chef de l’État ivoirien.
Aucun des exemples d’avènement de nouvelle république relevés en France comme en Côte d’Ivoire ne correspond au forcing opéré par monsieur Ouattara. Il agit en l’espèce comme tous les despotes africains qui, pour contourner la limitation des mandats acquise au prix d’âpres luttes des peuples, ont recours à cette pratique honteuse. Ces despotes se reconstituent une virginité juste par le rajout ou le retrait de quelques articles de la Constitution. Il s’agit tout simplement d’un dol. Or, chaque dol, par sa nature, repose toujours sur la mauvaise foi de son auteur. La mauvaise foi a un trait distinctif constant. Elle résiste à la raison et se défend avec tout et n’importe quoi. Il en est ainsi, dans l’espèce, de l’argument spécieux des supposés deux mandats de Bédié et de GBAGBO.
II. Les Présidents Bédié et GBAGBO n’ont jamais bénéficié de deux mandats
Le Dictionnaire Larousse donne à la notion de « mandat » plusieurs définitions qui renvoient toutes à une seule et même acceptation de cette notion. Pour les besoins de la présente réflexion, nous en retenons les 3 premières.
- « Contrat par lequel une personne, appelée « mandant », donne à une autre, appelée « mandataire », pouvoir de la représenter dans l'accomplissement d'un acte juridique.
- Fonction, charge confiée à quelqu'un de faire telle ou telle chose au nom de quelqu'un, d'un groupe : Remplir son mandat.
- Mission que les citoyens confient à certains d'entre eux par voie élective d'exercer en leur nom le pouvoir politique ; durée de cette mission. (Le mandat peut être impératif ou représentatif.)
Ces différents types de mandats renvoient à l’acceptation générale que le Code civil donne à la notion de mandat. En effet, l’article 1984 définit le mandat comme étant « l’acte par lequel une personne (mandant) donne à une autre (mandataire) le pouvoir de faire quelque chose en son nom ». L’idée de mandat repose sur quatre éléments essentiels. Un mandant, un mandataire, l’objet du mandat et la durée du mandat. Le mandant est le détenteur exclusif du pouvoir originel de faire une chose. Il délègue ce pouvoir au mandataire qui exerce, en la circonstance, un pouvoir dérivé du pouvoir originel détenu par le mandant. Un mandat porte toujours sur un objet. L’objet est important puisque c’est lui qui permettra de juger à la fois de l’existence du pouvoir originel du mandant et sa capacité de contracter sur cet objet ainsi que des limites des pouvoirs délégués au mandataire. Le délai d’exercice du mandat est aussi important. Un mandat dans lequel n’est stipulé aucun délai peut laisser penser à un transfert définitif du pouvoir originel du mandant vers le mandataire. En pareille occurrence, la nature du contrat change. Il ne s’agit plus d’un contrat portant mandat.
L’un des traits caractéristiques majeurs du mandat c’est sa qualité intuitu personae. C’est-à-dire, il ne lie que le mandant et le mandataire et personne d’autre de sorte que lorsque l’une de ces deux parties disparaît, le mandat devient caduc ipso facto. Il importe de relever que le mandant ou le mandataire peuvent être, soit des personnes individuelles, soit un collectif de personnes prenant la forme d’un corps pris dans son ensemble.
Les mandats électifs n’échappent pas à cette règle contraignante du mandat. Dans le système présidentiel ivoirien, le mandat est donné par vote du peuple de façon exclusive au Président de la République pour diriger l’État, et de façon collégiale aux députés pour prendre les lois. Ainsi, alors que le Président est l’unique responsable de son mandat devant le mandant qui est le peuple, c’est le parlement, en tant que collège de parlementaires, qui répond devant le mandant qui est la nation. Au regard des notions générales ci-dessus rappelées, est-il juste de dire que les présidents Bédié et Gbagbo ont fait deux mandats comme l’avancent le Chef de l’État ivoirien et son gouvernement ?
II.1 Le cas Bédié
Le Président Konan Bédié accéda au pouvoir en décembre 1993 suite au décès du Président Houphouët Boigny en tirant bénéfice du fameux article 11 de la Constitution de 1960 (article caméléon du fait de ses nombreux changements soumis à l’unique volonté du Président Houphouët). Le Président Bédié garda le pouvoir jusqu’en 1995 qui marqua la fin du mandat que le peuple (le mandant) avait donné à Houphouët (le mandataire). La mort de celui-ci avait mis fin automatiquement au mandat de sorte que l’intérim assuré par Bédié ne pouvait être regardé comme un mandat à lui conféré par le peuple. Il s’agissait d’une dérogation que le mandant avait aménagée pour permettre la continuité de l’État.
C’était donc à juste titre que l’on critiquait ce mode successoral qui restait incompatible avec la république. En effet, le caractère intuitu personae du mandat fait obstacle au transfert ou à la délégation de celui-ci, du seul chef du mandataire initial, à un autre mandataire. En l’occurrence, mandat de mandat ne vaut. Le mandat avait été donné à Houphouët et à lui seul par le suffrage universel direct. Donc de 1993 à 1995, Bédié a exercé le pouvoir d’État sans en avoir reçu un mandat à cet effet. C’est pourquoi les pays qui adoptent le régime présidentiel optent pour deux solutions pour résoudre la question de la fin prématurée d’un mandat à cause de mort ou pour toute autre raison. La première est l’élection d’un ticket de deux personnes. Les deux bénéficiant du même mandat, le remplacement du premier par le second, en cas de nécessité, reste à peu près conforme au mandat. Même ici, la jurisprudence tempère cette approche.
Dans une décision rendue par la Cour Suprême du Ghana, dans l’affaire dite « de John Mahama », les sages ghanéens ont tranché que, bien qu’élu sous le même ticket que feu le Président John Atta Mills, la poursuite du mandat de celui par John Mahama n’avait pas épuisé les droits de ce dernier à un second mandat, car il n’avait fait que terminer le mandat confié à un autre. L’espèce était née parce que certains cadres du parti de John Mahama lui contestaient son droit d’être candidat dans les primaires pour l’investiture du parti pour les élections de 2020 arguant qu’il avait déjà fait deux mandats. Les contestataires avaient porté la querelle devant la Cour Suprême. Les juges de l’auguste Cour, à l’unanimité, avaient tranché l’affaire au profit de John Mahama. Les arguments des juges étaient fort éloquents. Ils avaient estimé qu’en 2008, le peuple ghanéen avait donné mandat exclusif à feu Mills et que John Mahama, en tant que Vice-Président constitutionnel, n’était là que pour assurer l’intérim, le cas échéant, en plus des autres fonctions qui lui étaient constitutionnellement conférées ès qualités. Pour les hauts magistrats, la liste des deux candidats étant bloquée dans un ordre impératif, le mandat de Président de la République est conféré de façon exclusive au premier sur la liste, le second n’étant que le Vice-Président. Par conséquent, l’année que le Président Mahama avait passée en tant que Président de la République, après le décès du Président Mills, ne pouvait être regardée comme étant un mandat puisque n’ayant pas été élu comme tel.
La seconde option qui est prévue pour remplacer un Président de la République en cours de mandat, dans un système présidentiel, reste l’intérim limité dans le temps, un temps qui permet au mandant (le peuple) de confier un nouveau mandat à un autre mandataire. C’est le cas prévu, notamment, en France avec l’intérim temporaire assuré par le Président du Sénat. L’on comprend dès lors l’importance de la durée du mandat, notamment les mandats électifs. La durée lie à la fois le mandant et le mandataire. Dans les mandats représentatifs, le délai protège le mandataire vis-à-vis du mandant parce que celui ne peut révoquer le mandat donné à celui-là ad nutum (sans justification ni formalités préalables). Une fois accordé, le mandant perd définitivement le droit de révocation, avant terme, du mandat. C’est pourquoi le coup d’État du 24 octobre 1999, qui avait mis fin au mandat du Président Bédié, était une rupture de son mandat avant terme. Toute chose qui avait annulé de jure et de facto ledit mandat. Un autre argument qui milite en faveur de Bédié tient de ce que la Constitution de 1960 n’avait pas prévu de limitation du nombre de mandats de sorte que, à supposer même qu’il eût terminé son mandat, la Constitution de 2000 lui donnait le droit de solliciter deux mandats supplémentaires.
L’argument selon lequel le droit de Bédié d’être candidat à l’élection présidentielle de 2020 résulterait de la Constitution de 2016 qui aurait remis les compteurs à zéro est à la fois spécieux et inopérant.
II.2. Le cas du Président Laurent GBAGBO.
Ce cas est particulièrement riche en enseignements sur la notion de mandat. En effet, le Président Laurent GBAGBO a passé de façon continue 10 années à la tête de l’État. Ce temps correspondant à la durée de deux mandats consécutifs, il est facile d’abuser l’opinion sur le fait que GBAGBO aurait épuisé ses deux mandats. La confusion s’est aggravée lorsque, pendant le face-à-face (débat télévisé) avec monsieur Ouattara au second tour de l’élection de 2010, ce dernier avait malicieusement relevé cela sans avoir été repris, ni pendant, ni après le débat. Cet argument, tout à fait faux, avait contribué à monter une certaine opinion mal informée contre le Président Laurent GBAGBO présenté, à tort, comme quelqu’un qui s’accrochait au pouvoir après avoir épuisé deux mandats. Or, à l’évidence, le temps additionnel de cinq années dont a bénéficié Laurent GBAGBO, après le terme constitutionnel de son mandat, ne peut être considéré comme un second mandat.
Le mandat, comme nous l’avons ci-dessus relevé, est composé d’éléments essentiels liés entre eux pour former un tout indissociable. Aucun des éléments, pris séparément des autres, ne peut, à lui seul, constituer un mandat. Il en est de même lorsqu’un seul desdits éléments manque. S’il est admis, de façon générale, qu’en matière civile notamment, la forme du mandat importe peu (le mandat peut être aussi verbal) sauf stipulation contraire expresse de la loi, les mandats électifs ou représentatifs restent, quant à eux, soumis à des conditions de forme strictes de sorte que lorsque celles-ci manquent le mandat n’existe pas. Un mandat électif ne se suggère pas, il se matérialise de façon expresse.
En ce qui concerne le mandat du Président de la République, la Constitution relève, avec force, qu’il ne se donne que par le vote de la majorité du corps des mandants, attesté par le Conseil constitutionnel seul et lui seul. Ces deux conditions de forme, qui se tiennent liées l’une et l’autre, sont impératives. Il s’infère de là que la présence du Président Laurent GBAGBO à la tête de l’État après octobre 2005 ne peut être regardée, en aucun cas, comme résultant d’un nouveau mandat puisqu’aucune élection n’était intervenue entre temps. Il s’agissait d’une extension du premier mandat comme l’avait expressément stipulé le mandant dans les articles 38 et 39 de la Constitution du 1er Août 2000. Dans le premier article, le mandant avait prévu les cas d’empêchement du renouvellement du mandat pour des raisons exceptionnelles indépendantes de sa volonté et de celle du mandataire. L’occupation d’une partie du territoire par des bandes armées à partir de 2002 faisait partie de ces raisons exceptionnelles. Le sort du mandataire en la circonstance était réglé par l’article 39. Dans ledit article, le mandant affirmait que le mandat précédemment donné au mandataire (le Président de la République) se prolongeait aussi longtemps qu’il n’y aurait pas eu une nouvelle élection qui marquerait ainsi le renouvellement de celui-ci ou son transfert à un nouveau mandataire. Le mandant renouvela en effet le mandat du Président Laurent GBAGBO le 28 novembre 2010, attesté par le Conseil constitutionnel du 4 Décembre 2010. Ce deuxième mandat a été rompu par le coup d’État Sarko-Ouattara du 11 Avril 2011. Cette situation rejoignant celle du Président Bédié ci-dessus développée, il est superfétatoire de la développer à nouveau.
Au total, rien, tiré de leur ancien mandat, ne peut faire obstacle au droit de solliciter un nouveau mandat, ni au Président Konan Bédié, ni au Président Laurent GBAGBO. Ces genres d’arguments sont tolérables lorsqu’ils sont adressés à des militants endoctrinés. Malheureusement pour leurs auteurs, tout le monde n’est pas militant endoctriné de leur parti. Nous méritons, de ceux qui tiennent ces genres de propos et qui estiment s’adresser à nous aussi, d’être traités avec un minimum de considération. Nous ne sommes pas tous des militants fanatisés à qui l’on peut vendre tout y compris l’inachetable.
Le ministre Justin Katinan KONE
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