Le texte suivant est fait de larges extraits d'une publication scientifique intitulée « Gouverner le « post-conflit » en Côte d'Ivoire ». Ladite publication, réalisée par Maxime Ricard, chargé de cours à l'Université du Québec à Montréal (Uqam, au Canada), est disponible sur le site internet du Centre Thucydide, un think tank français sur les relations internationales, au lien « http:/www.afri-ct.org/article/gouverner-le-post-conflit-en-cote-divoire/ ». Maxime Richard pose un regard critique sur la situation sociopolitique de la Côte d'Ivoire.
« Qui est Ivoirien ? », « l’État ivoirien pour qui et pour quoi ? », telles furent les questions qui ont profondément travaillé la société ivoirienne ces vingt-cinq dernières années. La crise post-électorale en avril 2011 a été violemment résolue avec la capture de Laurent Gbagbo. Beaucoup d’observateurs ont immédiatement utilisé le terme « post-conflit » pour décrire la situation sociopolitique depuis lors, terme présomptueux dans le contexte ivoirien, mais aussi normatif et téléologique d’une « pacification » du pays. Alassane Ouattara promit une élection présidentielle en 2015 pacifique et transparente, qui validerait les réussites de son premier mandat. A première vue, sa réélection au premier tour avec 83,7% des voix dans des conditions jugées satisfaisantes par une pluralité d’observateurs semble corroborer cette démarche. La crise ivoirienne survenue entre 2002 et 2011 a soulevé de nombreux débats : au sujet de la « seconde guerre de libération », que le camp de Laurent Gbagbo aurait menée contre la France et la « gouvernance globale », ainsi que sur le rôle des mobilisations populaires, mais aussi sur le rôle des identités dans le conflit. (...)
Comment Alassane Ouattara a-t-il géré la nouvelle séquence politique après la crise post-électorale de 2011 ? Comment comprendre sa stratégie de (re) construction de l’État et de (re)construction de la paix au prisme du temps long de la formation de l’État ivoirien ? La thèse défendue ici est que le président Ouattara a utilisé l’opportunité de la résolution violente de la crise post-électorale de 2011 pour produire une vision particulière de la construction de l’État et de la paix, qui s’inscrit en partie dans l’historicité de la formation de l’État postcolonial – influencé par le rôle de l’« houphouétisme » –, ainsi que dans une vision propre au président, «technocratique » et relativement autoritaire.
Le « développement » économique est au cœur de la stratégie de résolution du conflit de Ouattara, stratégie qui a plusieurs limites. La manière de gouverner du président est éloignée de la très vague « paix libérale » promue par les institutions et interventions internationales, mais n’est pas non plus une paix « illibérale » comparable à des régimes plus coercitifs comme le Rwanda ou l’Angola. Elle est à rebours des représentations de l’État dit « faible » ou « failli » en situation post-conflit, tout en étant toujours enchâssée dans des stratégies d’extraversion. Cette « paix » révèle les ambiguïtés de la reconstruction post-conflit en Côte-d’Ivoire et les incertitudes qu’elle produit.
Une vue d’ensemble du premier mandat d’Alassane Ouattara
Depuis la fin de la crise post-électorale en avril 2011, la Côte d’Ivoire a connu, du point de vue de la (re)construction de l’État, des changements profonds. En effet, Alassane Ouattara a bien mis en place des politiques ambitieuses pour sortir le pays de deux décennies de crises économiques, sociales et politiques. Les résultats macro-économiques sont indéniables et le développement est au cœur de la stratégie de construction de la paix du président, mais la croissance est-elle inclusive ? La réforme du secteur de la sécurité (Rss) et le triptyque Désarmement, démobilisation et réintégration (Ddr) ont été au cœur des discours, mais les héritages des crises passées pèsent lourd malgré un indéniable activisme sur ce terrain. La reconfiguration du jeu politique explique en grande partie les enjeux politiques de la « réconciliation », qui a été quelque peu délaissée par le Président.
Depuis 2012, le pays connaît l’une des croissances économiques parmi les plus rapides du continent africain, avec un taux de croissance du Produit intérieur brut (Pib) de 8,5% par an en moyenne entre 2012 et 2015. En 2016 et 2017, la croissance prévue est de 7,8% et 8%. L’atteinte en 2012 du point d’achèvement du processus Ppte (Pays pauvres très endettés) des institutions de Bretton Woods a donné une marge de manœuvre budgétaire importante au nouveau gouvernement. Le processus Ppte a réduit la dette extérieure de 7,5 milliards de dollars et vu la dette publique passer de plus de 90% du Pib à environ 40% entre 2011 et 2015. Les investissements publics (en particulier dans les infrastructures) et le retour en force des investissements privés dans le pays, couplés à une hausse des exportations dans un contexte de cours élevés des matières premières agricoles, expliquent principalement les bonnes performances de l’économie ivoirienne. Ces politiques ambitieuses de relance par l’investissement public à travers deux plans successifs (Plan national de développement, Pnd) ont eu des effets tangibles, qui expliquent en grande partie l’optimisme de nombreux Ivoiriens, lequel se ressent dans les sondages d’opinion.
Tandis que la Banque mondiale souligne la qualité de la gestion budgétaire ivoirienne, notamment à travers la croissance des dépenses dans les secteurs sociaux (2015), d’autres réalités économiques et sociales sont moins flatteuses. Si une baisse du taux de pauvreté s’est enclenchée à partir de 2011, elle n’est pas suffisante pour compenser la hausse de la population, selon un rapport récent de l’institution. Cette dernière révèle qu’il y a « 935 500 plus de pauvres aujourd’hui qu’en 2008 dans le pays, avec une forte concentration dans le monde rural ». 46,3% de la population vit avec une dépense de consommation inférieure à 1 euro (650 fcfa) par jour, ce qui représente un taux de pauvreté cinq fois supérieur à celui de 1985. De plus, la gestion financière de l’État, malgré les nombreuses initiatives dites de « bonne gouvernance », reste un point problématique, en particulier dans le domaine de l’attribution des marchés publics. La croissance en Côte-d’Ivoire est largement soutenue par les domaines des Bâtiments et travaux publics (Btp), les activités extractives minières ou encore la finance et les communications. Ces secteurs n’ont pas eu un effet majeur sur la production d’emploi et donc sur le niveau de vie d’une majorité des ménages. Certains analystes ont proposé la mise en place d’une aide aux plus démunis sur le modèle de la « bolsa familia » brésilienne, une politique publique de redistribution qui commence à émerger en Afrique subsaharienne. Une redistribution de la croissance semble d’autant plus nécessaire que les changements sur le temps long de l’économie ivoirienne vont accentuer l’urbanisation : seulement 1 Ivoirien sur 4 travaillera dans l’agriculture en 2025, tandis que le nombre d’Ivoiriens en âge de travailler augmentera de 40%. Ainsi, outre l’exposition à des facteurs de risque comme une baisse des cours des produits agricoles ou l’augmentation des taux d’intérêts, la société ivoirienne pourrait produire un nombre croissant d’exclus en milieux urbains et donc, potentiellement, des conflits sociaux, selon le même rapport de la Banque mondiale. Si les performances macro-économiques sous l’ère Ouattara sont indéniables, un nouveau compromis économique et de redistribution est ainsi nécessaire. Le projet de l’émergence de la Côte d’Ivoire à l’horizon 2020 est un leitmotiv d’Alassane Ouattara, mais il pose une question essentielle : à qui profite la croissance économique ? profite-t-elle à la réconciliation ? La croyance dans le rôle du progrès économique pour la réconciliation politique est ancrée dans l’historicité de la formation de l’État.
Sur le plan sécuritaire, les Forces républicaines de Côte d’Ivoire (Frci) demeurent divisées suite à l’intégration des anciens rebelles dans l’armée nationale, ceux qui étaient surnommés « Comzones » – pour commandants de zones. La disponibilité des armes et la poursuite de pratiques d’exploitation et de contrebande des ressources naturelles par d’anciens commandants de zone de l’ex-rébellion sont d’autant de signaux négatifs. L’existence d’un réseau militaro-économique lié aux anciens
rebelles des Forces nouvelles régulièrement documentée par le Groupe d’experts des Nations Unies sur la Côte-d’Ivoire, est, à terme, une question difficile pour la réconciliation, mais aussi pour la paix et la sécurité dans le pays. Un rapport récent du Groupe d’experts des Nations Unies souligne que les anciens commandants de zone ont acquis une quantité importante de matériels militaires pendant et après la crise électorale, en violation de l’embargo onusien. Le gouvernement a mis fin aux activités de l’Autorité pour le désarmement, la démobilisation et la réintégration (Addr) en 2015, avant les élections présidentielles, clamant avoir réintégré près de 70 000 anciens combattants, mais des personnes interrogées en Côte d’Ivoire en mai 2015 ont questionné la réalité des chiffres annoncés et de l’intégration des pro-Gbagbo dans ce processus. Néanmoins, il est indéniable que des résultats tangibles ont été réalisés pendant ce processus Ddr, selon une pluralité de sources lors de nos entretiens en 2015.
Il est vrai que « ce n’est pas parce que l’enjeu Comzone n’est pas totalement réglé que rien ne se fait ». Il y a néanmoins une distinction entre une Réforme du secteur de la sécurité (Rss) « formelle, officielle » et « les réalités d’un secteur de sécurité divisé, fragilisé, notamment par la présence résiduelle des anciens comzones au sein des forces armées ». Les comzones ont effectué un certain contrôle sur le processus de Ddr mais, depuis 2013, Alassane Ouattara semble avoir été plus sûr de lui-même vis-à-vis des anciens chefs militaires de la rébellion, notamment en envoyant en formation à l’étranger l’encombrant Issiaka Ouattara, dit « Wattao » ainsi qu’en ouvrant des enquêtes pour crimes de guerre pour Chérif Ousmane et Losséni Fofana, même si les suites de ces procédures judiciaires restent incertaines.
Les reconfigurations du jeu politique depuis 2011 doivent notamment se comprendre dans le cadre du fort affaiblissement du Front populaire ivoirien (Fpi) de l’ancien président Gbagbo, dont l’extradition vers la Cour pénale internationale fin 2011 a été un outil important pour consolider l’assise du nouveau pouvoir.
Cela a été couplé avec les arrestations et les détentions prolongées de nombreux anciens cadres du régime : à la mi-2015, encore 400 sympathisants de Laurent Gbagbo étaient détenus. Au sein de l’ancien parti présidentiel, plusieurs membres de l’élite incarcérés suite à la crise post-électorale, dont l’ancien Premier ministre Pascal Affi N’guessan, ont obtenu une libération provisoire en 2013, puis des condamnations allégées dans le cadre des différents procès contre les anciens dignitaires de l’ère Gbagbo. Ce dernier a très vite émergé comme le leader de l’opposition au sein du Fpi, acceptant les règles du processus politique. La division au sein du Fpi s’est rapidement fait jour entre les proches d’Affi N’guessan et un autre camp, représenté par Aboudramane Sangaré, chacun des deux se revendiquant « président du Fpi » (...) La division de l’opposition et le faible intérêt des électeurs ont été des aspects marquants de l’élection présidentielle d’octobre 2015.
L’historicité de la formation de l’État pour comprendre l’ère Ouattara : l’héritage normatif houphouëtiste
La distinction entre construction de l’État comme effort conscient de créer un appareil de contrôle et formation de l’État comme processus historique largement inconscient et contradictoire de conflits, de négociations et de compromis entre divers groupes, que nous avons évoquée en introduction, permet de mettre en perspective l’aventure ivoirienne. Elle permet de saisir l’historicité des discours et des pratiques contemporaines. On trouve en effet dans la formation de l’État post-colonial des similitudes avec la présidence Ouattara, tandis que le profil d’économiste technocrate du Président s’est mélangé avec l’héritage houphouétiste . En identifiant des processus d’« assimilation réciproque » des élites, J.-F. Bayart a testé l’hypothèse de la formation d’un bloc historique postcolonial dans chacun des pays concernés, à travers les concepts gramsciens de « révolution passive » et de transformisme, dont Félix Houphouët-Boigny (« FHB ») était devenu le maître, cooptant les « intellectuels » pour qu’ils ne puissent pas remettre en cause la prééminence acquise par sa faction au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Bruno Losch a montré précisément comment la période entre la fin du second conflit mondial et l’indépendance (1960) a été le moment de la mise en place, par FHB, de cette révolution passive et des pratiques de transformisme, durant laquelle le président a alors progressivement fait main basse sur le pouvoir politique, utilisant une série de « faux-complots » en 1963 pour soit éliminer, soit écarter puis réintégrer des éventuelles contre-élites. Cette personnalisation du pouvoir a opéré une rupture profonde avec le pluralisme politique naissant – même encore sous domination
coloniale – de l’après-Seconde Guerre mondiale. Tout cela explique ce que Bayart a théorisé comme l’« assimilation réciproque » des élites, participant à la construction d’un bloc historique postcolonial empêchant l’émergence d’une opposition. Par cette intégration dans l’État, les « intellectuels » sont devenus les leaders de différentes régions du pays, redistribuant eux- mêmes au niveau local les ressources à travers les « réseaux rhizomatiques » vers le bas. Aujourd’hui, des indices existent quant à la volonté d’Alassane Ouattara de reprendre ce processus d’assimilation réciproque à travers l’alliance Rhdp, avec l’éventuel retour d’un parti « hégémonique » mais pas « unique » sur la scène politique ivoirienne. La volonté de fusion du Rassemblement des républicains (Rdr) du président avec celui créé par FHB, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (Pdci), même si elle provoque des dissensions, en particulier au Pdci, le symbolise. Cela étant, le Rhdp comme parti hégémonique serait moins inclusif au niveau des représentations régionales que ne l’était le Pdci d’Houphouët. Surtout avec le vote, le 30 octobre 2016, de la nouvelle constitution, qui crée un poste de vice-président élu avec le président au suffrage universel. Une forme de « ticket » qui pourrait avoir comme conséquence une exacerbation de la compétition intra-partisane. La naissance de l’houphouétisme a aussi reposé sur une « alliance stratégique avec les marchands » que représentaient les sociétés de traite coloniales puis les sociétés d’exportation, notamment dans le secteur café/cacao, permettant de trouver, à partir de l’indépendance, des alliances stables à l’intérieur comme à l’extérieur, ce qui a fait de la Côte d’Ivoire « le petit Singapour » des opérateurs économiques français dans la sous-région.
Là encore, une des stratégies économiques centrales mise en place par Alassane Ouattara a été d’attirer le plus possible la confiance des investisseurs : en promouvant des initiatives de réforme du « climat des affaires » mais aussi grâce à son expérience personnelle. (…) L’importance du discours de la « paix » et de la « réconciliation » a aussi une profonde historicité dans l’houphouétisme. En tant que professionnel dans le domaine de la construction de la paix en Côte- d’Ivoire après la crise post-électorale, nous avons souvent été témoin de la mobilisation de l’héritage de FHB dans une partie de la société ivoirienne pour légitimer le processus de réconciliation, notamment à travers l’expression « la paix n’est pas un mot, mais un comportement », qui lui a été attribuée. Comme le relève Bayart, FHB a beaucoup eu recours aux « réunions de réconciliation » pour ressouder les querelles entre élites à l’intérieur du parti, comme symbole de cette assimilation réciproque. Ainsi, en recourant au thème de la « réconciliation nationale » dès le début de son mandat, Alassane Ouattara s’inscrit aussi dans cette stratégie rhétorique, couplée aux ambitions des intervenants internationaux. Toutefois, comme le relève Guilia Piccolino, Alassane Ouattara a fait montre jusqu’ici d’une attitude plutôt peu conciliante, ne cherchant pas le consensus dans sa manière de gouverner. S’il a conservé l’attitude de l’« autoritarisme doux » de l’houphouétisme, avec un bilan mitigé sur le respect des droits humains, il n’a pas la même croyance dans les vertus du dialogue.
0 Commentaires
Participer à la Discussion
Commentez cet article