Le Directeur général de L’Intelligent d’Abidjan, Wakili
Alafé, est un observateur avisé de la scène politique ivoirienne. Dans cette
interview qu’il a accepté de nous accorder, il dit sa part de vérité sur les
questions chaudes de l’actualité politique du moment. En l’occurrence les
manifestations de l’opposition contre la candidature d’Alassane Ouattara à
l’élection présidentielle de 2020, l’arrestation de Henri Konan Bédié et Mme
Simone Gbagbo souhaitée par le RHDP suite aux dégâts humains et matériels
occasionnés par lesdites manifestations, ainsi que la nécessité d’aller aux
urnes.
Interview réalisée par Pierre Ephèse
1. M. Wakili Alafé, comment
jugez-vous les actions de l’opposition contre la candidature à un 3e mandat du Président Alassane Ouattara ? ?
La Constitution
ivoirienne garantit les droits de l’opposition à contester une décision, dans
le respect des procédures constitutionnelles, juridiques et administratives,
comme elle garantit le droit de manifester. L’opposition peut ainsi contester
telle ou telle réforme.
Cela dit, la
candidature du Président (et aussi du citoyen) Alassane Ouattara à la
présidentielle d’octobre 2020 peut être interprétée d’un point de vue
constitutionnel, d’un point de vue idéologique, d’un point de vue politique et
d’un point de vue moral.
?? Le point de vue
constitutionnel
?Pour l’opposition, la
candidature d’Alassane Ouattara est illégitime, car la constitution interdit de
briguer un 3ème mandat. Problème : quelle constitution ? L’opposition se réfère
à la constitution de 2000. Or, une nouvelle constitution a été adoptée, par
référendum, en 2016, ce qui, pour de nombreux constitutionnalistes, remet les
compteurs à zéro. Alassane Ouattara brigue un premier mandat dans le cadre de
cette nouvelle constitution et l’avènement de la IIIe République. Il ne peut y
avoir d’effet rétroactif. Si l’on se réfère à la constitution de 2000, qui fixe
une limite d’âge, le Président Bédié ne pourrait pas être candidat en 2020. Pas
d’effet rétroactif pour Bédié, pas d’effet rétroactif pour Ouattara, c’est ce
que pensent des constitutionnalistes. À cela, le Rhdp ajoute que l’on ne peut
pas soumettre à un pays au règne de deux constitutions.
C’est quand même un
peu incompréhensible, d’avoir recours à une constitution qui n’existe plus,
celle de 2000, pour invalider la candidature d’Alassane Ouattara.
?? Le point de vue
idéologique
Nous quittons ici
l’esprit du droit constitutionnel et l’esprit de raison. Ce qui me gêne, c’est
que le point de vue idéologique mélange deux choses bien distinctes :
l’opposition strictement politique à un 3ème mandat sous prétexte que le bilan
Ouattara est désastreux après 10 ans de règne et l’instrumentalisation de la
question identitaire qui vise à faire d’Alassane Ouattara.
Ce procès en
légitimité est récurrent et il a été utilisé pour écarter Ouattara de
l’élection présidentielle en 1995 et 2000. Il est au cœur de la crise
ivoirienne.
?? Le point de vue
politique
?Il est sain que dans
une démocratie il y ait une opposition forte, capable de présenter un programme
alternatif, et des débats contradictoires.
Les Ivoiriens attendent
des programme de gouvernement et un agenda pour la mise en œuvre de ce
programme, le curseur étant plus ou moins libéral, avec, comme priorité, la
consolidation de l’économie, plus ou moins social avec, comme priorité, la
redistribution des richesses.
Dans le contexte
actuel d’une crise sanitaire et sociale liée à la covid 19, quelles sont les
mesures prises par le gouvernement ? Il est alors légitime que l’opposition
cherche à mobiliser les opposants, c’est son rôle, mais ces mobilisations
doivent rester non violentes, même si l’opposition parvient à paralyser le pays
et l’économie du pays. Pour moi, Bonoua et Daoukro, avec des manifestations qui
ont dégénéré, ne sont pas un bon signe ni pour l’opposition ni pour le pouvoir.
Si rien n’est arrivé au commissaire de police de Bonoua, les images du
commissariat en feu traduisent néanmoins les risques de violences avec une rue
qui risque de tomber aux mains de jeunes drogués ou alcoolisés, aux mains de
microbes et de contre microbes.
Les populations
ivoiriennes attendent une opposition capable d’organiser des manifestations
pacifiques depuis un lieu de départ et avec un lieu d’arrivée, des lieux
symboliques qui appartiennent à l’histoire sociale et politique du pays.
?Au lieu de cela, nous
avons le sentiment d’avoir affaire à une sorte de stratégie insurrectionnelle,
pour imposer une transition, et rompre ainsi l’ordre constitutionnel et
institutionnel.
Le sentiment peut être
erroné, mais si tel est le cas, il est évident que l’on doit se demander si
l’opposition a les moyens de cette stratégie insurrectionnelle, étant entendu
que le gouvernement va être tenté de recourir à la violence légitime de l’Etat
pour réprimer les tentatives d’insurrection.
Le boycott de
l’élection présidentielle, si elle n’accepte pas la candidature d’Alassane
Ouattara.
La politique de la «
chaise vide » n’est jamais une bonne politique. Mon rôle n’est pas de juger
l’opposition, je fais juste des observations et pose des questions par rapport
à une stratégie du pire et du chaos qui se profile et qui est le signe d’une
démocratie qui n’est pas encore arrivée à maturité.
En démocratie, il est
important que le pouvoir et l’opposition acceptent de jouer le jeu de la
démocratie et concourent à son plein épanouissement.
Ce qui risque d’arriver,
c’est un pouvoir prêt à réduire à néant l’opposition, et une opposition
déterminée à chasser le pouvoir.
C’est ce qui semble se
tramer sous nos yeux !
?? Le point de vue
moral?
Le Président Alassane
Ouattara ayant annoncé qu’il ne serait pas candidat en 2020, sa candidature
peut-elle être dénoncée d’un point de vue moral ?
S’agit-il d’un
reniement ? Alassane Ouattara a toujours dit que des circonstances
exceptionnelles pourraient le conduire à être candidat en 2020. La disparition
brutale d’AGC, la nécessité de préserver l’unité de sa famille politique et la
stabilité du pays sont, à ses yeux, des circonstances exceptionnelles. La
morale, en politique, se heurte toujours au mur des réalités et aux
circonstances. Mais, rien ne doit défaire le cadre démocratique.
2. Arrêter Bédié et Mme Gbagbo est-il suicidaire ?
?Nous serions là dans
une politique du pire, une fuite en avant d’un pouvoir qui ne contrôlerait plus
rien. Arrêter le Président Bédié et Mme Gbagbo ? Personne ne doit oublier la
crise post-électorale de 2010-et ses 3000 morts en 4 mois. Là, nous en sommes à
4 morts. Il faut donc calmer le jeu, car au stade où nous sommes, tout est
encore possible, même les choses suicidaires, comme arrêter Bédié, et Mme
Gbagbo, mais aussi comme le rêve de chasser du pouvoir les cadres du Rhdp, pour
en faire des prisonniers..., ou pis.
La situation n’est pas
encore au point de non-retour. Il faut donc calmer le jeu, pendant qu’il est
encore temps, de part et d’autre. Arrêter le Président Bédié et Mme Gbagbo,
comme rêver de sortir le Rhdp du pouvoir sans élection, sont deux objectifs de
radicalité du chaos.
?3. Quelle solution pour sortir de la crise et éviter le
chaos ?
?Il s’agit de se ressaisir de part et d’autre; de faire des
concessions chacun à son niveau. À titre personnel, j’ai pris acte de la
candidature du Président Alassane Ouattara. Et je ne crois pas être de mauvaise
foi, tout comme je crois en la bonne foi de ceux qui pensent le contraire.
J’estime que la candidature du Président Ouattara n’est pas contraire à la constitution. Je note aussi que personne ne peut se
prévaloir d’avoir la vérité absolue en la matière, car c’est la première fois
qu’un tel cas se présente à notre pays, depuis 2000, et la constitution
limitant à deux le mandat présidentiel. L’interprétation selon laquelle, le
Président Ouattara n’est pas éligible, n’est pas plus acceptable que
l’interprétation contraire, chacun utilisant les arguments des uns, contre les
autres. ?
Aller aux urnes est bien le meilleur moyen de régler la question comme au Sénégal en
2012. En faire une question de principe et refuser absolument et sans
concession la candidature du Président Ouattara, est un facteur de blocage.
Bien sûr, on pourrait dire le contraire en indexant le Rhdp, et en disant que
le problème vient plutôt du fait que le Président Ouattara veut être forcément
candidat , puis justifier le refus de l’opposition d’aller aux urnes.
?Mais se jeter ainsi l’anathème et la responsabilité des
choses, n’est pas la solution. Je préfère la première option (y aller avec le
candidat Ouattara), au lieu de la seconde option (ne pas y aller avec
Ouattara), car la seconde présente, de mon point de vue, beaucoup plus de
risques, et vise à faire trop tôt, ou plus tôt que prévu, la bataille du 31
octobre 2020.
L’opposition peut la gagner, tout comme elle peut la perdre,
cette bataille d’avant présidentielle. Si elle perd, elle sera affaiblie en
arrivant à la présidentielle. Dans tous les cas, quel que soit le vainqueur,
cela laissera des traces. Et ce n’est pas une bonne chose pour celui qui est
soucieux d’une paix durable. Il est encore temps d’agir pour éviter le chaos et
le pire...
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