Le procès de Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé est toujours sur les rails devant la Cour pénale internationale (CPI) à La Haye. L’ex-président ivoirien et son ancien ministre sont jugés depuis un an pour des crimes contre l’humanité, perpétrés au cours des cinq mois de violence qui ont suivi la présidentielle de fin novembre 2010. A ce jour, seuls 29 témoins ont déposé à la barre, à la demande du procureur.
De notre correspondante à La Haye
Tendu, fastidieux, l’interrogatoire de l’avocat de Laurent Gbagbo touche à sa fin. Nous sommes en novembre 2016. Ben Soumahoro se déclare « fervent militant du RDR et supporter infatigable du docteur Alassane Dramane Ouattara ». Maître O’Shea lance aux juges un regard satisfait, espérant avoir décrédibilisé le témoin. « Nous ne sommes pas un jury populaire », lâche néanmoins le président Cuno Tarfusser, façon de dire qu’il n’était pas dupe, mais que les élans partisans du témoin n’invalident pas sa déposition. Militant actif, Ben Soumahoro a, pendant deux jours, raconté avoir mobilisé les partisans du Rassemblement des Républicains (RDR) pour la marche vers la Radio-Télévision ivoirienne (RTI) le 16 décembre 2010. Une manifestation interdite et violemment réprimée par les forces de sécurité ivoiriennes.
Mais dans son souci de défendre sa cause, le témoin va se laisser piéger. Puisque Alassane Ouattara était devenu chef de l’Etat, explique-t-il, la marche n’était pas illégale. Il n’y avait plus de rebelles, avance-t-il ensuite. « Il y avait les Forces nouvelles et les Forces de sécurité. Il y avait deux armées », lâche-t-il. « Vous nous dites que les Forces nouvelles étaient une armée légitime, le 16 décembre ? » enfonce maître Altit. L’avocat ne va plus parler de « rebelles », mais de « soldats », et renforcer sa thèse : les forces de sécurité ivoiriennes n’ont pas tiré sur des civils défilant « à mains nues », mais sur des combattants prêts à prendre par la force la radio-télé d’Etat.
« Affrontements » à La Haye
Depuis un an, les camps Gbagbo et Ouattara s’affrontent à La Haye par témoignages interposés. Avec leur audition, le procureur espère démontrer que Laurent Gbagbo a comploté pour « conserver le pouvoir à tout prix », créant au sein même de l’appareil sécuritaire ivoirien un réseau parallèle dédié.
Sur les 29 témoins de l’accusation, appelés depuis l’ouverture du procès, de nombreuses victimes des violences sont venues à la barre ou ont déposé par vidéo-conférence depuis Abidjan. Des « insiders », dont certains sont incarcérés en Côte d’Ivoire en l’attente d’un procès, se sont aussi présentés à la Cour, comme d’autres témoins qui au cours de la guerre ont abandonné le camp Gbagbo à sa fuite en avant. Et enfin, les supporters d’Alassane Ouattara comme Ben Soumahoro, que Maître Seri Zokou, défenseur de Charles Blé Goudé, renonce à interroger. « Il est probable qu’au regard des réponses qui ont été données par le militant... - pardon - par le témoin ici présent, je n’aurai pas de questions à poser », lance-t-il aux juges. « On n’est pas à l’école », s’énerve le président Tarfusser, qui s’indigne des « parties de ping-pong » auxquelles se livrent inlassablement défense et accusation.
Scruté à la loupe en Côte d’Ivoire, le procès de l’ancien chef d’Etat ivoirien et de son ex-ministre se déroule dans une atmosphère électrique. D’autant que jusqu’ici, l’histoire écrite par la CPI est de facto celle des vainqueurs. Après cinq ans d’enquête, aucune inculpation n’a été délivrée contre les responsables du camp d’Alassane Ouattara. Et croyant ainsi mieux défendre sa thèse, le substitut du procureur, Eric McDonald, s’applique à rejeter toutes références à la rébellion.
La « promotion Blé Goudé »
Depuis un an, plusieurs victimes ont raconté leurs blessures par balles, la perte d’un frère, la violence de la répression de la marche vers la RTI. Une mère a pleuré son fils après le bombardement du marché d’Abobo en mars 2011. Un autre témoin a raconté avoir été battu, et dû assister, impuissant, à la destruction d’une mosquée de Yopougon, où il officiait.
A la barre, un autre évoque « l’article 125. » « La boîte d’allumettes qui coûtait 25 et le sachet de pétrole qui coûtait 100 francs (...) cela voulait dire brûler les gens qui étaient taxés de rebelles ou bien d’assaillants ». Metch Metchro Moïse Fabrice avance avoir été commandant du « Groupement pour la Paix » (GPP), créé après la tentative de coup d’Etat de septembre 2002, qui allait durablement scinder le pays.
A l’époque, « l’Araignée », son nom de guerre, n’a que 19 ans. Il appartient à la « promotion Blé Goudé », raconte-t-il, évoquant ces jeunes formés, armés et intégrés à l’armée, suite à l’occupation du nord du pays par la rébellion. A l’approche des élections présidentielles de 2010, le pouvoir se méfie d’infiltrations rebelles dans la capitale, raconte-t-il, et le GPP organise des patrouilles, collecte des renseignements, arrête les civils aux check-points. Les prisonniers sont remis au Centre de commandement et des opérations de sécurité (CECOS).
Mais en février et mars 2011, alors que plusieurs communes de la capitale se soulèvent, épaulées par les Forces nouvelles, ils doivent utiliser « l’article 125 ». « On n’a pas reçu l’ordre », assure-t-il, mais lorsqu’il veut remettre les prisonniers au CECOS, « ils ont dit : "Ah, nous-mêmes mon petit, nous sommes débordés" ». Journal officiel à l’appui, maître O’Shea rappelle au témoin que le GPP a été officiellement dissous en 2003. Le pouvoir n’approuvait pas, veulent suggérer les avocats de l’ancien président. Une posture, rétorque le témoin, interrogé ensuite sur le « Commando invisible ».
La milice avait été décrite par un ancien général en juillet, qui avait posément évoqué la peur des Forces de défense et de sécurité ivoirienne face à cet ennemi insaisissable, violent, et impossible à stopper, parce qu’infiltré parmi la population. Poussé par l’avocat de M. Gbagbo, Metch Metchro Moïse Fabrice accuse aussi le com’zone Koné Zacharia d’exactions. « Quels autres actes de violence ont été commis par les autorités ivoiriennes, depuis le 11 avril jusqu’à aujourd’hui ? » demande Maître O’Shea. « Est-ce que nous assistons à un autre procès ? » proteste le président. Laurent Gbagbo a laissé à ses avocats le soin de porter le fer, mais compte se battre pour l’Histoire. Le rôle de la France dans la chute de l’ancien président, et les crimes impunis du camp Ouattara, sont dénoncés par les avocats à chaque interrogatoire.
Témoignages publics
A La Haye, les juges ont rejeté les demandes de protection - l’audition sous pseudonyme ou même à huis clos - demandées par l’accusation pour ce témoin. Comme pour d’autres avant lui, Eric McDonald avait déploré « la polarisation » que suscite l’affaire, dans les médias et sur les réseaux sociaux. Rien d’inquiétant pour les juges, qui précisent qu’en outre, il a témoigné au procès de Simone Gbagbo sans conséquences, et donné des interviews à la presse.
Après des mois de procédures opaques, les juges semblent décidés à plus de transparence. Le prochain témoin est attendu le 6 février, à la reprise du procès. Les partisans de l’ex-président devraient de nouveau manifester à La Haye. Au rythme actuel des auditions, le procureur bouclera sa démonstration à l’été 2019, estiment les juges, qui lui demandent d’accélérer d’autant qu’après l’accusation, la parole sera à la défense des deux accusés.
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