À 86 ans, Henri Konan Bédié n’a rien perdu de sa hargne
politique. Brouillé avec son ex-allié et actuel président Alassane Ouattara,
l’ancien chef de l’État ivoirien, déposé par un putsch à Noël 1999, repart à la
reconquête de son fauteuil perdu. Candidat à la présidentielle du 31 octobre,
il entend fédérer l’opposition autour de lui.
« Le stupide coup d’État de 1999 ». Ce 12 septembre, c'est par
ces mots qu’Henri Konan Bédié, 86 ans, conclut son discours de trente minutes,
debout devant la foule de dizaines de milliers de ses partisans réunis sur la
place Jean-Paul II à Yamoussoukro. Six mots qui disent à eux seuls toute la
rancœur gardée par le président déchu de cet épisode de l’Histoire ivoirienne,
et tout le sentiment de revanche qui l’habite depuis. « Ce serait une revanche
[…]. Ce serait me rendre justice », confiait d’ailleurs Henri Konan Bédié à
l’hebdomadaire Jeune Afrique un an auparavant.
Ce jour de décembre 1999, une mutinerie, qu’il sous-estime,
se mue en coup d’État. Les soldats révoltés portent le général Robert Guéï au
pouvoir. Exfiltré vers le Togo par l’armée française, Bédié, contraint à
l’exil, atterrit le 3 janvier chez l’ancienne puissance coloniale. « Si
j'ai finalement dû renoncer à rester sur le sol ivoirien, c'est afin d'éviter
que soient mises à exécution les menaces explicites de bain de sang qui
auraient pu affecter les militaires français qui avaient bien voulu assurer ma
protection, mais aussi, sans doute, la communauté française, et peut-être
d'autres étrangers résidant en Côte d'Ivoire », déclare-t-il alors dans
une tribune publiée dans le quotidien Le Monde.
La naissance d'une alliance
Cinq mois plus tard, la justice ivoirienne lance à son
encontre un mandat d’arrêt international pour « détournement de fonds publics ».
Henri Konan Bédié réfute cette accusation et dépose sa candidature à la
présidentielle d’octobre 2000, avant que celle-ci ne soit rejetée par la junte.
Bédié appelle alors au boycott de « cette tricherie » électorale dont
sort victorieux le socialiste Laurent Gbagbo, rebaptisé pour l’occasion « le
boulanger d’Abidjan », surnom comme seule la muse humoristique
ivoirienne sait les inventer, pour avoir roulé dans la farine le «
Père Noël en treillis », le général-président putschiste et également
candidat à la fonction suprême Robert Guéï.
Pour mettre fin à sa traversée du désert, l’ancien dirigeant
n’a d’autre choix que de se rapprocher de son adversaire de toujours, Alassane
Ouattara. Un retournement. En décembre 1993, à la mort du père de
l'indépendance, Félix Houphouët-Boigny, les deux hommes – le président de
l'Assemblée nationale Henri Konan Bédié et le Premier ministre Alassane
Ouattara – s'étaient farouchement opposés pour succéder au patriarche. En
sous-main, François Mitterrand avait pesé en faveur du premier. Avant la
présidentielle de 1995, pour empêcher Ouattara de se présenter, Henri Konan
Bédié avait mis en doute sa nationalité et avait lancé le concept d’« ivoirité
», ordonnant à tout candidat d’être né de père et de mère de nationalité
ivoirienne.
En 2005, alors que le mandat de Gbagbo arrive officiellement
à son terme, cette alliance donnera naissance au Rassemblement des
houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP), coalition de partis
d’opposition réunissant, entre autres, le PDCI et le Rassemblement des
républicains (RDR) de Ouattara.
« Bédié est à l’origine du RHDP, affirme son ex-directeur de cabinet et
historien Jean-Noël Loucou. L’objectif était d’associer tous ceux qui se disent
dépositaires de l’héritage du père de la nation Félix Houphouët-Boigny afin de
contrer Laurent Gbagbo. Preuve que le PDCI pesait encore son poids malgré le
coup d’État et l’exil de son président. » Il est vrai que cette paix
des braves en étonne plus d’un, les deux disciples d’Houphouët nourrissant
historiquement une profonde rivalité l’un pour l’autre.
« C’est toute l’histoire de la Côte d’Ivoire depuis les années 1990 :
l’équilibre, le fameux triangle, explique l’analyste politique Sylvain
N’Guessan, directeur du think tank Cercle de réflexions stratégiques d’Abidjan.
Deux forces politiques s’unissent contre une troisième pour la faire perdre,
puis elles se divisent avant de rallier l’adversaire d’alors et ça recommence,
avec des alliances qui se font et se défont. »
La grave crise politique qui a conduit à la partition du
pays depuis la tentative de renversement du régime Gbagbo en septembre 2002,
empêche la tenue du scrutin présidentiel de 2005, offrant au « boulanger » cinq
années supplémentaires à la tête de l’État. Ce n’est qu’en novembre 2010 que le
RHDP peut faire ses preuves. Donné troisième au premier tour, Bédié tient sa
promesse et soutient Alassane Dramane Ouattara au second tour face au président
sortant.
Les deux finalistes revendiquant chacun la victoire, débute
alors l’épisode le plus violent de l’histoire du pays. Henri Konan Bédié et son
allié restent retranchés à l’hôtel du Golf pendant des mois, jusqu’au 11 avril
2011, jour de l’arrestation de Gbagbo dans sa résidence par les Forces
nouvelles, assistées par l’armée onusienne et la force Licorne française.
Un nouvel homme à la
tête du pays
Une fois à la tête du pays, le nouveau chef d’État accorde
une place importante aux hommes de Bédié dans la gestion des affaires du pays. « Avoir une quinzaine de ministres PDCI
dans le gouvernement aux portefeuilles stratégiques tels que les Mines, les
Affaires étrangères, un chef de gouvernement qui deviendra par la suite
vice-président, on est obligé de reconnaître que les hommes de Bédié ont
contribué à l’action gouvernementale et au bilan de Ouattara », analyse
Sylvain N’Guessan.
Narcisse Yabo Anaman, premier vice-président de la section
Jeunesse du parti, va plus loin : « Henri Konan Bédié constitue le socle du
pouvoir actuel. Il a confié aux hauts cadres du parti la mission de soutenir le
travail d’Alassane Ouattara. En attendant, il assumait pleinement sa fonction
de président du PDCI. »
En 2014, Alassane Dramane Ouattara rejoint Henri Konan Bédié
en pays baoulé, dans son fief de Daoukro. À l’issue de leur entrevue, le Sphinx
annonce que son parti ne présentera pas de candidat à la présidentielle de
2015, afin de soutenir l’action de son allié, candidat à sa propre succession.
C’est le fameux « appel de Daoukro ».
Hormis quelques personnalités du parti qui affichent leur
opposition à cette décision, l’écrasante majorité des militants se prononcent
en faveur de cette unification qui permet à la Côte d’Ivoire de renouer avec la
stabilité politique et la croissance économique après plus d’une décennie de
malheurs.
La Coalition pour la
démocratie, la réconciliation et la paix
Mais les choses se gâtent courant 2018, justement sur la
base de « l’appel ». « Selon Bédié, le pacte conclu à Daoukro
stipule que Ouattara renvoie l’ascenseur au PDCI, en soutenant une candidature
unique issue de ses rangs en 2020, ce que le RDR va refuser de reconnaître »,
rappelle l’analyste Sylvain N’Guessan. En représailles, l’ex-chef d’État
s’oppose à la transformation du RHDP en parti unifié, dans lequel doivent se
fondre les formations politiques alliées, et bascule dans l’opposition. «
Bédié a consenti à de nombreux sacrifices. Sans lui, Ouattara n’aurait jamais
accédé au pouvoir », soutient l’ancien directeur de cabinet Jean-Noël
Loucou.
La logique arithmétique politique reprenant le dessus, le
chef baoulé s’efforce de former une nouvelle alliance d’opposition afin de
ravir le pouvoir à son meilleur ennemi. En 2019, il lance la Coalition pour la
démocratie, la réconciliation et la paix (CDRP) qui regroupe une vingtaine de
formations politiques.
En janvier 2019, l’ex-président ivoirien Laurent Gbagbo et
son bouillant ministre de la Jeunesse Charles Blé Goudé sont acquittés en
première instance par la Cour pénale internationale des accusations de crimes
contre l’humanité durant la crise post-électorale. En juillet 2019, Bédié
rencontre même Gbagbo à Bruxelles, où il est en liberté conditionnelle en
attente d’un éventuel appel validé par les juges. Cette alliance, apparemment
contre-nature entre l’héritier politique de Félix Houphouët-Boigny et son
opposant historique, n’empêche pas l’adhésion des partisans des deux camps, le
FPI, revigoré par la libération de son champion, voyant là une occasion de
revenir politiquement dans la course. Le principe reste le même qu’avec la
coalition RHDP de 2010 : celui qui fera face au parti présidentiel au second
tour de l’élection recevra le soutien du troisième.
Depuis la rupture avec Alassane Dramane Ouattara, Henri
Konan Bédié multiplie les saillies désobligeantes à l’endroit du pouvoir, le
taxant notamment de régime dictatorial et corrompu, qui emprisonne
arbitrairement ses détracteurs, et qui cherche à cadenasser la prochaine
élection par le biais d’une Commission électorale indépendante, pierre
d’achoppement du débat politique, car considérée par les opposants comme
taillée sur mesure pour le RHDP. Le divorce va provoquer une saignée du PDCI,
qui va voir nombre de ses cadres épouser les ambitions du RHDP.
Ces défections ne semblent pas inquiéter outre mesure les
fidèles du parti, au vu du succès du meeting organisé en commun avec les
pro-Gbagbo le 19 octobre dernier, et qui a rassemblé des centaines de milliers
de militants à Yamoussoukro, la capitale administrative et ville de naissance
du père de la nation Houphouët-Boigny. « Ce qui prouve que le PDCI n’est pas un
parti moribond », se félicite Jean-Noël Loucou.
Bédié candidat
Revenir au pouvoir, Henri Konan Bédié y pense donc depuis le
24 décembre 1999. Après sa rupture avec Ouattara en 2018, Bédié laissait planer
le doute sur sa candidature, jusqu’au soir du 20 juin dernier, où il l’annonce
dans une réponse à la demande mise en scène par ses cadres. « Je
ferai don de ma personne. […] Je reçois cette demande de candidature comme une
mission de salut public découlant d’une attente forte de la base ; m’imposant
ainsi l’obligation de compétir lors de cette convention. » Pour ne
prendre aucun risque, le « Sphinx » ne tolère aucune concurrence en interne. La
candidature du challenger Kouadio Konan Bertin (KKB) est rejetée par les
instances du parti. Qu’à cela ne tienne, ce dernier se présentera en
indépendant. Bédié est donc désigné candidat un mois plus tard avec 99,7 % des
voix à l’issue de la convention du parti. Dans un pays où les trois quarts de
la population ont moins de 35 ans, les équipes de campagne du candidat n’ont de
cesse de présenter son âge comme un atout, la garantie de l’expérience et de la
« sagesse ». On assure qu’aux affaires il sera entouré de « jeunes » à qui il
laissera la bride sur le cou.
Le 14 septembre, le Conseil constitutionnel valide sa candidature
en même temps que celles d’Alassane Ouattara, Pascal Affi N’guessan et Kouadio
Konan Bertin. Et invalide les 40 autres, dont celles de Laurent Gbagbo et
Guillaume Soro. Le doyen de la course dénonce alors « l’exclusion arbitraire et
antidémocratique de leaders politiques majeurs ». En l’absence de
Guillaume Soro et Laurent Gbagbo, tous deux exilés, il incarne l’opposition et
entend fédérer la lutte contre le 3e mandat d’Alassane Ouattara, même sans
savoir pour le moment si cette lutte se déroulera dans les urnes ou dans la
rue, comme y pousse une grande partie de l’opposition.
0 Commentaires
Participer à la Discussion
Commentez cet article