Ce mercredi 15 Juillet 2020, la Cour africaine des droits de
l’homme et des peuples (CADHP) a rendu un Arrêt dans l’affaire Suy Bi Gohoré
Emile et autres c. République de Côte d’Ivoire.
Ci-desssous, le résumé de la décision.
Les sieurs SUY Bi Gohoré Emile, KAKOU Guikahué Maurice,
KOUASSI Kouamé Patrice, KOUADJO François, YAO N'guessan Justin Innocent,
GNONKOTE Gnessoa Désiré, DJEDJE Mady Alphonse, SORO Kigbafori Guillaume et
TRAZERE Olibe Célestine (les Requérants) sont des ressortissants de la
République de Côte d'Ivoire (État défendeur). Le 10 septembre 2019, ils ont
saisi la Cour d’une Requête en contestation de l’indépendance et de
l’impartialité de la Commission électorale de leur pays.
Il ressort du dossier qu’une nouvelle loi sur la
recomposition de la Commission électorale indépendante (la CEI) a été
promulguée le 5 août 2019 par le Président de l'État défendeur comme loi n°
2019-708. En outre, le 4 mars 2020, l'État défendeur a adopté l'Ordonnance n°
2020/306 modifiant la loi n° 2019-708, en donnant aux partis de l’opposition ou
aux groupes politiques la possibilité de proposer une personnalité supplémentaire
à l’organe électoral, tant au niveau de la commission électorale centrale que
des commissions électorales locales.
La Requête s’appuie notamment sur l’arrêt rendu par la Cour
de céans le 18 novembre 2016 dans l’affaire Action pour la Protection des
Droits de l'Homme (APDH) contre Côte d'Ivoire (fond) concernant la composition
de la CEI de l'État défendeur et sur l’arrêt de la Cour de céans en date du 28
septembre 2017 relatif à l’interprétation de cet arrêt.
Dans son arrêt APDH c. Côte d'Ivoire (fond), la Cour a
conclu que l'État défendeur avait violé son obligation de créer un organe
électoral indépendant et impartial et avait, par voie de conséquence, violé son
obligation de protéger le droit des citoyens de participer librement à la
direction des affaires publiques de leur pays ainsi que le droit à une égale
protection de la loi. En conséquence, la Cour avait ordonné à l'État défendeur
de modifier la loi n° 2014-335 du 18 juin 2014 sur la CEI pour la rendre
conforme aux instruments pertinents des droits de l’homme auxquels il est
partie.
Dans son arrêt APDH c. Côte d'Ivoire (interprétation), la
Cour a déclaré irrecevable la requête en interprétation de l'arrêt susmentionné
au motif qu’elle n’avait de rapport avec aucun des points du dispositif de
l'arrêt.
Dans leur Requête, les Requérants allèguent que l'État
défendeur a violé son obligation de créer un organe électoral indépendant et
impartial ; (ii) de protéger le droit des citoyens de participer librement à la
direction des affaires publiques de leur pays ; (iii) de protéger le droit à
une égale protection de la loi ; et (iv) son engagement à se conformer aux
décisions rendues par la Cour dans un litige où il est en cause et à en assurer
l’exécution dans le délai fixé par la Cour.
Les Requérants prient la Cour de constater que les
instruments pertinents des droits de l’homme ont été violés, d’ordonner à
l'État défendeur de modifier, avant toute élection, la loi n° 2019-708 du 5
août 2019 portant recomposition de la CEI, pour la rendre conforme aux
instruments des droits de l’homme concernés et d’impartir à l'État défendeur un
délai pour exécuter l’ordonnance ci-dessus et faire rapport à la Cour de son
exécution.
L'État défendeur a soulevé une exception d’incompétence
matérielle de la Cour, au moyen que la Requête n’est fondée principalement que
sur des allégations de violation de l'article 30 du Protocole relatif à la Charte
africaine des droits de l’homme et des peuples portant création d’une Cour
africaine des droits de l’homme et des peuples (le Protocole). D’après l'État
défendeur, que les Requérants demandent à la Cour de surveiller l'exécution de
ses arrêts malgré l'absence de disposition, dans la Charte et dans le
Protocole, lui conférant une telle compétence. Répondant à cette exception, la
Cour a fait observer que l'article 30 du Protocole impose explicitement aux
États l'obligation de se conformer à ses arrêts. En fait, elle considère que
cette obligation constitue la
condition sine qua non de tout contentieux international.
C'est l'existence de ce devoir qui distingue les mécanismes judiciaires
internationaux des mécanismes quasi judiciaires non autorisés à rendre des décisions
contraignantes.
Par conséquent, compte tenu de l'obligation d’exécuter les
arrêts de la Cour, qui impose généralement aux États de remédier aux violations
des droits de l'homme ou des peuples constatées, la Cour considère qu'une
violation de l'article 30 du Protocole équivaut à une « violation des droits de
l'homme ou des peuples », prévue par l'article 27(1) du Protocole.
Il s’ensuit qu’à la lecture conjointe des articles 3, 27(1)
et 30 du Protocole, la Cour estime qu'elle a la compétence matérielle pour
établir, dans une affaire ou un différend qui lui est soumis, si oui ou non un État
s'est conformé à sa décision dans le délai qu’elle lui a imparti et, si
nécessaire, ordonner des mesures appropriées afin de remédier à la situation. Pour
les raisons ci-dessus et considérant que la Requête en l’espèce constitue un
nouveau différend par rapport à l’affaire APDH c. Côte d’Ivoire (fond), fondé
sur de nouvelles circonstances factuelles et juridiques, et considérant que toutes
les violations alléguées concernent des instruments des droits de l'homme
auxquels l'État défendeur est partie, la Cour a conclu qu'elle a la compétence
matérielle pour examiner la Requête.
Bien que les autres aspects de sa compétence n’aient pas été
contestés par l’État défendeur, la Cour les a examinés avant de conclure que sa
compétence personnelle, temporelle, et territoriale à l’égard de la Requête
était établie.
La Cour a, notamment, jugé que sa compétence personnelle en
l’espèce n’était pas affectée par le retrait, par l’État défendeur, de sa
Déclaration prévue à l’article 34 (6) du Protocole, par laquelle il avait
accepté que les individus et les organisations non gouvernementales (ONG)
saisissent directement la Cour, étant donné que ce retrait ne prendra effet que
le 30 avril 2021.
L'État défendeur a soulevé une question préliminaire
concernant la recevabilité d'une Requête modificative soumise par les
Requérants en remplacement de la Requête initiale. La Cour a relevé que la Requête
modificative a été dûment transmise à l'État défendeur, conformément aux
dispositions pertinentes du Règlement de la Cour (le Règlement). La Cour a
également relevé qu’elle a accordé à l’État défendeur des prorogations de délai
pour lui permettre de déposer sa Réponse à la Requête modificative et que
l’État défendeur a à son tour déposé sa Réponse à la Requête modificative.
Compte tenu de ce que l’État défendeur n’a pas été privé du délai nécessaire
pour répondre à la Requête modificative, la Cour conclut qu’aucun préjudice ne
lui a été causé du fait du remplacement de la Requête.
La Cour a, ainsi, rejeté l’exception d’irrecevabilité
soulevée par l’État défendeur fondée sur ce fait. Aucune des conditions de
recevabilité prévues par l'article 56 de la Charte n’a fait l’objet de
contestation.
Cependant, conformément au Protocole et au Règlement, la
Cour a vérifié qu’elles étaient remplies. Sur la base de cet examen, elle a
constaté que la Requête était conforme aux exigences dudit article, et, en conséquence,
l’a déclarée recevable.
Dans l’examen au fond, la Cour a considéré que les
Requérants n’ont pas établi que l'organe électoral créé par l'État défendeur
est composé de membres qui ne sont ni indépendants ni impartiaux qu’il est nettement
déséquilibré en faveur du parti au pouvoir, qu’il est caractérisé par une
grande dépendance institutionnelle du fait de niveaux inappropriés d'autonomie
administrative ou financière et qu’il n'inspire manifestement pas confiance aux
acteurs politiques. L’examen du processus de réforme n’a révélé rien de tel.
Toutefois, eu égard au déséquilibre manifeste du nombre de
présidences des Commissions électorales locales proposé par le parti au
pouvoir, suite aux élections du Bureau sur la base de la loi précédente, lorsque
l’organe électoral aux niveaux locaux était encore déséquilibré en faveur du
Gouvernement, la Cour a constaté que l’État défendeur n’a pas pleinement
respecté les articles 17 de la Charte africaine sur la démocratie, les élections
et la gouvernance (la CADEG) et 3 du Protocole de la CEDEAO sur la démocratie
et, par conséquent, a violé ces dispositions.
Par ce motif, la Cour a ordonné à l'État défendeur de
prendre les mesures nécessaires pour garantir que de nouvelles élections du
Bureau fondées sur la nouvelle composition de l’organe électoral soient organisées
aux niveaux locaux.
La Cour a constaté, en outre, l’absence d’un mécanisme
garantissant que le processus de nomination des membres de l’organe électoral
par les partis politiques, notamment les partis d’opposition et les OSC, soit
piloté par ces entités. En conséquence, la Cour a constaté que l’État défendeur
n’a pas pleinement rempli non seulement les obligations qui lui incombent de
garantir la confiance du public et la transparence dans la gestion des affaires
publiques ainsi que la participation effective des citoyens dans les processus démocratiques
telles que prescrites par les articles 3(7), 3(8) et 13 de la CADEG, mais aussi
son obligation de veiller à ce que l’organe électoral jouisse de la confiance
des acteurs et protagonistes de la vie politique, comme le prescrit l'article 3
du Protocole de la CEDEAO sur la démocratie. La Cour en a conclu que l’État
défendeur a violé ces dispositions.
La Cour a ainsi ordonné à l'État défendeur de prendre les
mesures nécessaires avant toute élection pour garantir que le processus de
nomination des membres de l’organe électoral proposés par les partis politiques, notamment les partis
d'opposition, ainsi que les OSC, soit piloté par ces entités, sur la base de critères
prédéterminés, avec le pouvoir de s'organiser, de se consulter, de tenir des
élections, si nécessaire et de présenter les candidats nominés appropriés.
La Cour a également ordonné à l'État défendeur de lui faire
rapport des mesures prises relativement aux deux mesures ci-dessus dans un
délai de trois (3) mois à compter de la date de notification du présent arrêt,
et ultérieurement, tous les six (6) mois, jusqu’à ce qu’elle considère que ces
ordonnances ont été pleinement exécutées.
En ce qui concerne la violation alléguée du droit de
participer librement à la direction des affaires publiques, la Cour a observé
que les Requérants n'ont pas démontré comment la non-inscription des candidats
indépendants sur la liste des entités susceptibles de proposer des membres à
l’organe électoral conformément à la loi attaquée a affecté leur droit de
participer librement à la direction des affaires publiques et de jouir d’un
égal accès à la fonction publique du pays. La Cour a noté, en outre, la
difficulté d'identifier et de sélectionner des représentants de candidats
indépendants avant l'établissement des listes définitives de candidats aux
élections. Pour ces raisons, la Cour n’a constaté aucune violation en ce qui
concerne le droit de participer librement à la direction des affaires
publiques, ni en ce qui concerne la question de l'égal accès à la fonction
publique du pays, conformément à l'article 13(1) et (2) de la Charte.
S’agissant de la violation alléguée du droit à une égale
protection de la loi, la Cour a estimé que l'argument des Requérants sur la
discrimination à l'égard des candidats indépendants repose sur l'hypothèse d'un
déséquilibre dans la composition de l’organe électoral. La discrimination
alléguée contre les candidats non issus du parti au pouvoir serait alors le
résultat de la composition déséquilibrée. Toutefois, la Cour a noté qu'elle a
déjà établi que les Requérants n’ont pas démontré que la composition de
l’organe électoral était déséquilibrée. La Cour a relevé, en outre, que les
Requérants n'ont pas précisé le type d'avantage dont bénéficieraient les
candidats aux élections issus du parti au pouvoir et qui serait prétendument
refusé aux autres candidats, en particulier aux candidats indépendants. Aussi,
la Cour a considéré que les Requérants n’ont pas fait la preuve d’un avantage
déloyal dont bénéficieraient certains candidats et a déclaré, en conséquence, qu’il
n’y a pas violation, au détriment des candidats indépendants ou de tout autre
candidat, du droit à une égale protection de la loi garanti par les articles
10(3) de la CADEG, 3(2) de la Charte et 26 du Pacte international relatif aux
droit civils et politiques.
En ce qui concerne la violation alléguée de l’obligation de
l’État défendeur d’exécuter les décisions, la Cour a rappelé que dans son arrêt
APDH c. Côte d’Ivoire (fond), elle a ordonné à l’État défendeur de: “modifier
la loi n° 2014-335 du 18 juin 2014 relative à la Commission électorale
indépendante pour la rendre conforme aux instruments ci-dessus mentionnés
auxquels il est partie;” et “ lui soumettre un rapport sur l'exécution de la
présente décision dans un délai raisonnable, qui dans tous les cas, ne doit pas
excéder une année, à partir de la date du prononcé du présent arrêt.”
La Cour a noté les différents efforts entrepris par l'État
défendeur pour se conformer à son arrêt du 18 novembre 2016 et en assurer
l'exécution, dont notamment sa requête du 4 mars 2017 aux fins d'interprétation
de l'arrêt de la Cour et sa recherche d'une solution consensuelle pour réformer
l'organe électoral par l'adoption de la loi n° 2019-708 du 5 août 2019 portant
recomposition de la CEI.
La Cour a également relevé qu'elle a déjà constaté que les
Requérants n'ont pas démontré que la loi contestée crée un organe électoral
composé de membres qui ne sont pas indépendants et impartiaux.
Par ailleurs, la Cour n'a pas constaté que la loi attaquée
prévoit une composition de l'organe électoral au niveau central ou aux niveaux
locaux manifestement déséquilibrée en faveur du parti au pouvoir. Elle n’a pas,
non plus, trouvé l’organe électoral trop dépendant institutionnellement en
raison de degrés insuffisants d'autonomie administrative ou financière, ou
n’ayant manifestement pas la confiance des acteurs politiques ; le processus de
réforme n’a rien révélé de tel.
Toutefois, la Cour a noté le déséquilibre manifeste du
nombre de présidents de Commissions électorales locales proposés par le parti
au pouvoir. En outre, elle a souligné l’absence d’un mécanisme garantissant que
le processus de nomination des membres de l’organe électoral par les partis
politiques, notamment les partis d’opposition et les OSC, soit piloté par ces
entités.
Cependant, la Cour a relevé que le déséquilibre manifeste
qui subsiste dans les présidences des Commissions électorales locales est lié à
l'application de la loi et non au contenu de la loi. La Cour a relevé, en
outre, que l'absence d'un mécanisme approprié pour nommer des membres de l’organe
électoral issus de la société civile et des partis politiques, en particulier
les partis d'opposition, ne nécessite pas impérativement une modification de la
loi contestée. Un tel mécanisme pourrait également être établi par d'autres
mesures.
La Cour a constaté que les Requérants n'ont pas suffisamment
démontré que la loi contestée sur l’organe électoral ne répondait pas aux
normes prévues par les instruments pertinents relatifs aux droits de l'homme
auxquels l'État défendeur est partie.
En ce qui concerne l’obligation d’exécuter l’arrêt dans le
délai imparti, la Cour a noté que la procédure d’interprétation de l’arrêt
antérieur de la Cour peut contribuer à expliquer le retard initial dans
l’exécution dudit arrêt. Même si l’État défendeur aurait pu engager le
processus législatif consensuel pour réformer plus tôt la loi régissant
l’organe électoral, la Cour a jugé acceptable la justification qu’il a donnée
de ce retard, considérant que l'organisation d'un tel dialogue politique
inclusif avec différents partis politiques et OSC en vue de la création d'un organe
électoral conforme aux normes internationales pertinentes a inévitablement pris
du temps.
En conséquence, la Cour a considéré que l'État défendeur
n'avait pas violé son obligation d'exécuter l'arrêt qu’elle a rendu, telle que
prévue par l’article 30 du Protocole. La Cour a décidé que chaque Partie
supporte ses propres frais de procédure.
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