Ivoirematin.com : Bonjour M. le Ministre. C’est un plaisir d’échanger avec vous. Entre autres sujets au menu de notre entretien, le regard que vous portez sur la situation générale en Côte d’Ivoire six ans après la chute du pouvoir GBAGBO ?
Appia KABRAN : Le moins que l’on puisse dire, c’est que les ivoiriens sont désabusés. Il y’a ceux qui ont pu croire légitimement que les changements prévus leur apporteraient le bonheur qu’ils croyaient. Le meilleur témoignage de ce qui se passe, c’est le point de vue de ceux qui sont déçus et qui se rencontrent aujourd’hui dans tous les camps à en croire l’actualité et surtout l’actualité brûlante. Ceux qui ont porté le glaive dans les reins de la république croyaient que c’était une entreprise privée qui leur permettraient de faire main basse sur des richesses, même eux n’ont pas été récompensés. La vie est chère, les ivoiriens le savent. Il y’a un accroissement généralisé des charges, les revenus ont baissé de façon drastique au profit d’une croissance artificielle au profit de quelques-uns y compris de ceux qui ont financé cette guerre.
Est-ce que les griefs que vous évoquez aujourd’hui n’étaient pas tout aussi présents au cours de votre gouvernance? Est-ce que ces mêmes problèmes de chômage, de pauvreté et autres ne sont pas finalement redondants?
Vous savez, ce qu’il y’a de positif sans doute et qui est à la fois aussi dramatique dans la démocratie, c’est que ce n’est pas la population qui gouverne hélas, mais qu’elle paie le prix de ses erreurs d’analyse. La démocratie est un bon système qui permet à celui qui s’est trompé massivement de se ressaisir aussi massivement. Il y’a des personnes qui ont dit, oui, ‘’les Gbagboistes’’ ne gouvernent pas bien, il vaut mieux les dégager. Quand ça va mal, on trouve toujours un bouc émissaire. GBAGBO Laurent a été le bouc émissaire, mais on s’aperçoit que les choses sont beaucoup plus complexes aujourd’hui.
Malgré un relèvement apparent du niveau des investissements ?
Aucun gouvernement, depuis le décès d’Houphouët, n’a eu la latitude de gouverner sur la base d’un programme sur lequel on pouvait le juger. M Bédié a eu à faire face à la crise financière…
La fronde sociale en milieu estudiantin aussi qui a…
Oui, l’un est toujours la cause de l’autre. C’est la pauvreté qui a entraîné le pourrissement de la situation. Si je ferme la parenthèse Guéi, Gbagbo Laurent n’a pu gouverner véritablement que deux années. Tout le reste de son mandat a été consacré à la gestion de la crise. Le plus gros projet économique de Gbagbo est un programme, vous vous en souvenez, qu’on a appelé, sortie de crise. Vous convenez avec moi que ce n’est pas ça son programme quand même. Donc on ne peut pas juger M. Gbagbo. M. Ouattara est arrivé, peu importe la manière dont il est arrivé au pouvoir, il n’a pas eu la moindre contrainte que les précédents. Il a eu la pacification du pays, il a eu le PPTE, un abandon de créances conséquent…
Avec des soubresauts quand même…
Il a fait taire tout le monde
Il y’a quand même eu des mouvements insurrectionnels à l’intérieur du pays entre 2011-2012
Oui, lui on peut dire qu’il est comptable des soubresauts, Gbagbo ne l’était pas. Il a fait taire tout le monde.
Il a donc su mater des rébellions qui couvaient…
Si vous voulez, mais c’est le résultat qui m’intéresse…il a eu toutes les rênes de ce pays. Vous regardez au point de vue économique, la pauvreté est très galopante, le pays est très endetté, les revenus sont tous délabrés. Toutes les filières économiques sont cartellisées au profit de quelques-uns. Ceux qui sont à la base de la production ont leurs revenus qui ne font que baisser. Vous ne retrouverez pas un seul acteur économique qui dans ce pays vous dira qu’il est à l’aise, qu’il fait des bénéfices immenses. Les seuls qui en font, ce sont les multinationales qui ont financé cette guerre, qui sont dans des secteurs captifs, dans des sortes de niche. Et leur apport à l’économie n’est pas si important.
Je voudrais qu’on en vienne un peu plus aujourd’hui à la gestion de la chose sociale. Avec toutes ces mutineries auxquels on assiste, que pensez-vous que le régime doit faire justement pour sortir à cette situation orageuse qui ébranle la Côte d’Ivoire ?
Personnellement, je n’ai pas de conseil à leur donner. Ils savent très bien ce qu’ils ont à faire. Je pense que M. Ouattara et les siens sont poursuivis par leurs propres démons. Si vous avez pris le pouvoir en gagnant des élections à la loyale, la façon de juger est différente. Si vous avez pris les armes que vous avez fait taire tout le monde, vous avez tué les gens, il y’a d’autres conséquences évidemment. Il est clair que les ressources financières d’un pays ne peuvent pas être consacrées au partage comme un butin entre des gens qui auraient entrepris de faire un braquage, non ce n’est pas comme ça un pays est géré. Le problème de M.OUATTARA est de sortir de cela pour retrouver un pays normal. SI vous insistez pour que je donne un conseil, je dirais simplement, M.OUATTARA, revenez à la démocratie. Donnez la place au débat public. En revanche les revendications sociales sont justifiées. Depuis l’époque d’Houphouët jusqu’à celle de M. Gbagbo, les Ivoiriens ont consenti d’énormes sacrifices. Je me souviens à l’époque de M. Bédié, les Ivoiriens attendaient le PPTE. A l’époque de M. Gbagbo également. Si on n’avait pas tellement semblé payé tout le monde, peut-être que les gens auraient dit des choses plus sages. Mais vous ne pouvez pas dire, nous payons des butins, et ceux qui légitimement peuvent réclamer, n’auraient pas le droit de le réclamer. La conjonction de tout cela crée ce que j’appelle un risque systémique. Et tant que le pays n’est pas stable, il ne peut y avoir de développement concret.
Sans doute un appel à lancer en ces temps de troubles que traverse la nation. A l’endroit des actuels dirigeants en particulier ?
Si nous faisons une union sacrée, alors ce sera la vraie réconciliation. La réconciliation est le produit d’actes majeurs de rupture d’avec la violence et certains actes. Il faut libérer les prisonniers politiques. Qu’on lève les séquestres sur les biens, qu’on fasse un remembrement du champ politique ! C’est cela les conditions de la réconciliation. Faisons en sorte de ne pas regarder dans le rétroviseur tout le temps. Si M.OUATTARA veut faire cet exercice, alors je suis de ceux qui accepteraient d’y contribuer.
Au risque d’être perçu par certains de vos camarades de lutte comme un traître.
Vous savez, je ne m’occupe jamais des opinions excessifs.
Comme certains proches de l’ex-Président qui sont qualifiés de traîtres aujourd’hui pour avoir voulu s’engager sur la voie du dialogue avec le pouvoir actuel…
Je ne suis pas sûr que ce soit la même chose. Moi j’ai collaboré activement à la réconciliation au travers du Cadre Permanent du Dialogue (CPD). Il y’a eu des résultats probants. C’est cette action-là qui a permis de libérer certaines personnes y compris des acteurs que vous voyez s’agiter, on a libéré des biens, ça a permis de faire revenir des gens d’exil. Cette politique a été interrompue par la faute des uns et des autres. Moi je rêve d’un gouvernement qui serait élu dans la clarté. Les Ivoiriens vrais doivent souhaiter que la démocratie fasse émerger des dirigeants légitimes et qu’on pourrait juger sur la base d’un travail qui serait fait au profit des Ivoiriens.
Entretien réalisée par Raoul MOBIO
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