Déguerpir. Si ce verbe appartient bel et bien à la langue française, il puise ses racines dans le monde germanique. À l'origine, le mot faisait référence à un acte d'abandon d'un droit ou d'une possession ; nous parlions alors de « déguerpir un héritage » pour traduire le renoncement à une succession. En France, sa signification a progressivement mué au fil des siècles pour désigner aujourd'hui une fuite rapide, lorsqu'un voleur détale des lieux de son larcin par exemple. Mais en Afrique subsaharienne francophone, déguerpir revêt un autre sens encore, puisqu'il est communément employé pour nommer les expulsions de populations empiétant sur l'espace public. Qu'il s'agisse de destructions d'habitats ou de commerces en bord de route, ce sont parfois des quartiers entiers, véritables excroissances urbaines, qui disparaissent sous les coups de pelleteuses. Démunies devant la valse des engins de chantiers, des familles déjà précaires voient leur vie basculer en quelques minutes.
Une signification héritée de l'ère coloniale
Ce terme, les autorités ivoiriennes ne lésinent pas sur son utilisation, les communiqués officiels déclinent régulièrement l'expression dans sa forme verbale ainsi qu'en adjectifs. Stéphane Koffi – géographe urbain et enseignant-chercheur à l'université Peleforo Gon Coulibaly de Korhogo en Côte d'Ivoire – rappelle non sans ironie que l'ancienne ministre de la Salubrité urbaine Anne Désirée Ouloto avait été surnommée « Maman Bulldozer » par de nombreux Ivoriens. Preuve s'il en est de l'intériorisation du phénomène de déguerpissement. Mais en remontant plus loin, ce sont bien les forces coloniales françaises qui ont instigué le sens brutal que revêt l'expression au sud du Sahara. L'historienne et spécialiste du continent, Catherine Coquery-Vidrovitch, soulignait quant à elle l'usage systématique de la force contraignante et de la brutalité de l'administration française d'Afrique. En 1914, la future Médina de Dakar, jugée trop proche des institutions du Plateau, avait ainsi été vidée de sa population noire au motif d'une épidémie de peste. Plus de six décennies après les indépendances, cette gestion de l'espace urbain semble s'être perpétuée.
Instrument des politiques publiques
Sur le terrain, les arguments sont multiples pour justifier ces expulsions. Force est de constater que parmi les quartiers visés, nombre d'entre eux sont menacés par un risque d'effondrement ou de montée des eaux au moment de la saison des pluies. La mise en œuvre de projets infrastructurels, à l'image des ponts et autres axes routiers peuvent également motiver les opérations. C'est en tout cas au nom de la sécurité et du développement que sont menées ces actions éclair qui s'étendent généralement sur quelques jours. « De l'indépendance jusqu'aux années 1980, l'État ivoirien s'est invité dans l'urbanisme pour créer des villes modèles, suivant le rêve de Félix Houphouët-Boigny » précise Stéphane Koffi. Selon le chercheur, les autorités poursuivent aujourd'hui le même objectif mais en confiant les projets d'aménagement aux acteurs privés et en reléguant les plus pauvres en dehors de cette vitrine. « L'ambition est de construire des villes attrayantes pour rassurer nos partenaires commerciaux, étant donné que notre pays repose sur une économie extravertie. »
En 1997, le gouvernement d'Henri Konan Bédié se lançait dans la périlleuse mission de déloger les habitants du quartier informel Washington, situé aux portes des plus belles résidences abidjanaises. Pour mener à bien son entreprise, l'ancien président avait misé sur une vaste campagne de communication visant à rassurer les Ivoiriens et proposer des solutions de relogement aux déguerpis. Cette aide substantielle censée être délivrée par l'État, tous les foyers n'en ont pas bénéficié. Faute de mieux, beaucoup avaient même décidé de reconstruire après le passage des bulldozers. Plus de quinze ans après, il avait de nouveau fallu broyer la taule et les planches de bois de Washington. Mais le géographe Stéphane Koffi se plaît à formuler une autre hypothèse, celle de la sécurité du pouvoir en place : « Évincer les populations précaires permet de limiter les possibles caches d'armes ou de rebelles à proximité du centre politique en cas d'insurrection. » L'universitaire fait ici référence aux différentes crises qui ont secoué la Côte d'Ivoire depuis le début des années 2000.
Derrière les annonces, des laissés-pour-compte
Plus récemment, c'est l'organisation de la Coupe d'Afrique des nations qui semble avoir accéléré les expulsions. Quelques jours avant le début du tournoi, le cas du jardin public du Plateau avait agité l'actualité du pays. Les commerces de l'un des derniers espaces populaires du quartier d'affaires avaient été détruits sans ménagement à l'initiative du District autonome d'Abidjan, prenant de court les agents de la mairie concernée. Depuis, le ministre-gouverneur du District, Ibrahim Cissé Bacongo, enchaîne les actions coups de poing au moyen d'une nouvelle brigade de « lutte contre le désordre urbain ». En février, ses équipes publiaient une liste de 176 sites à risques, plongeant des milliers de familles dans la crainte d'un déguerpissement. Au cours de ces interventions sous lourde escorte policière, les espaces de sociabilité traditionnels tels que les lieux de culte ou les écoles ne sont pas moins épargnés. En février toujours, la destruction d'un établissement accueillant plus de 1 800 élèves avait choqué par-delà les frontières de Yopougon, commune où étaient scolarisés les enfants.
L'un des points de discorde reste l'information, en principe, les autorités compétentes doivent prévenir les populations visées au moins trois mois avant la date effective du déguerpissement. Mais, pour Pulchérie Gbalet, activiste à la tête d'une coalition de victimes, ces actions sont souvent effectuées en dehors du cadre légal. À la fin du mois de juillet, l'évacuation d'habitats entravant le tracé d'une nouvelle voie routière à Adjamé avait tourné à l'affrontement avec les forces de l'ordre. Devant la situation explosive, le gouvernement avait réaffirmé son plan d'indemnisation chiffré à six millions d'euros pour les déplacés. Du côté des autorités locales, on affirme que rien de ce plan n'avait été convenu en amont avec les chefs traditionnels, car Adjamé est l'un de ces « villages » abidjanais qui dispose encore d'une chefferie, et donc a priori d'un certain droit coutumier, à commencer par celui d'être consulté avant une action de cette ampleur. En dépit des destructions, ce sont désormais les versements d'indemnités qui seront scrutés au cours des prochains mois. « Faire des déguerpissements à visage humain et offrir des perspectives », insiste Stéphane Koffi. Car être déplacé – malgré un relogement lointain – est bien souvent synonyme de double peine, le lieu d'habitation étant presque systématiquement lié à son gagne-pain.
Pour autant, les images de scènes de destruction et de familles en pleurs sont loin de susciter une colère unanime. Interrogés, de nombreux Ivoiriens comprennent et justifient même parfois le recours à la force pour développer le pays. « Si l'on veut avancer, il faut en passer par là », devine-t-on sur certaines lèvres.
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