Dans certaines circonstances, le silence peut être synonyme
de lâcheté et de complicité avec l’iniquité !
Chers compatriotes,
1. Dans la
Bible, lorsque Caïn tua son frère Abel et que Dieu lui demanda où était son
frère, il répondit qu’il ne savait pas et qu’il n’était pas le gardien de son
frère (Gn.4,25). Qu’ils le confessent ou non, les disciples de Caïn sont ceux
qui refusent de veiller sur leurs frères, ceux qui se montrent indifférents
face à la détresse ou à la souffrance d’autrui. Dans ces circonstances, le
silence peut être synonyme de lâcheté et de complicité avec l’iniquité !
2. Ma
présente démarche qui consiste à nous interpeller, face à la crise que nous
vivons actuellement s’inscrit dans un souci de contribuer à la recherche des
voies et moyens, non seulement d’un vivre ensemble, mais d’un vivre ensemble
dans l’unité. C’est bien ce que suggèrent les paroles du psalmiste quand il
affirme : « qu’il est bon qu’il est doux pour des frères, de vivre ensemble et
d’être unis » (Ps 133,1)
3. La vie
socio-politique de notre pays aborde un virage dangereux. Au fur et à mesure
que s’approche l’échéance des élections présidentielles, force nous est donné
de constater la radicalisation des positions de part et d’autre. Celles-ci se
sont d’autant plus accentuées depuis la déclaration de candidature du Président
de la République le 06 août 2020.
4. Certains
citoyens ont pris les rues pour appeler au respect de la Constitution, qui,
selon eux, venait ainsi d’être violée. D’autre ont pris à contrepied ces
manifestations. Cette situation a conduit à des violences inacceptables. Des
citoyens d’un même pays, armés de gourdins, de pierres, de machettes et d’armes
à feu, se sont livrés à des massacres d’un autre âge, causant, comme il fallait
s’y attendre, des morts et d’innombrables blessés, sans compter des dégâts
matériels.
5. Devant un
tel spectacle désolant et déshonorant pour notre pays et pour l’Afrique,
peut-on honnêtement rester inactif et passif, pour ne pas dire indifférent?
Peut-on garder le silence et laisser le présent et l’avenir de notre pays être
dévorés par l’épée et le feu ? J’ai cependant gardé un long temps de silence,
dans le recueillement et la prière. Je me suis contenu dans l’espoir que la
sagesse habite les uns et les autres. Mais l’allure que prennent les
évènements, avec les incertitudes qu’ils cachent, m’oblige à sortir de ma
réserve pour ne pas être complice des graves dérapages que nous avons connus en
si peu de jours, et que nous ne souhaitons pas revivre.
6. Ma
responsabilité de pasteur se trouve
engagée devant la nation, devant l’histoire de notre pays, devant le monde
entier. Il s’impose donc à moi de dire
une parole de consolation, qui en même temps, invite à la non-violence, au
dialogue, au respect du droit et des lois, toutes choses sans lesquelles l’on
ne peut bâtir un État moderne et paisible. On ne le dira jamais assez, il n’ya
pas de paix sans justice et il n’ya pas de justice sans pardon. Voilà ce que je
veux rappeler à ceux qui ont entre leurs mains le sort de nos populations, afin
qu’ils se laissent toujours guider dans les choix graves et difficiles qu’ils
doivent faire par la lumière du bien véritable de l’homme, dans la perspective
du bien commun.
7. Le cœur
meurtri de douleur, je me tourne vers les villes, les villages, les familles
dont les membres ont été victimes d’atrocités. Certaines personnes ont trouvé
la mort, d’autres grièvement blessés ;
des biens acquis depuis de longues années ont été détruits. Je prie pour que
les morts reposent en paix et que le Dieu en qui nous croyons, nous console !
Qu’il donne la guérison aux blessés et à ceux qui ont subit un traumatisme
psychologique dû à l’inhumanité des actes dont ils ont été témoins ou même
victimes.
8. Comment
peut-on s’accommoder d’une telle tragédie, au point de ne pas s’indigner devant
une violence qui a pris l’allure d’une norme ? Je ne puis me taire plus
longtemps. J’en appelle solennellement à la conscience individuelle et
collective afin qu’un terme soit mis à la violence et que place soit faite au
dialogue.
9. La Côte
d’Ivoire notre pays, est un pays de dialogue par tradition. Rappelons-le-nous !
Ne mettons pas le dialogue sous éteignoir pour emprunter des chemins qui
n’honorent pas notre cher pays. Tout dialogue suppose deux individus ou des
groupes d’individus. Tout dialogue implique le courage de regarder l’autre en
face pour entrer en communication avec lui. L’on ne peut dialoguer sans faire
un pas pour rejoindre l’autre. J’invite instamment tous les ivoiriens à renouer
avec le dialogue pour que la parole, respectueuse des différences, prenne le
pas sur les velléités d’embraser le pays.
Chers compatriotes,
10. Vous
m’êtes témoins que je n’ai eu de cesse d’élever la voix pour nous supplier de
nous accorder les uns aux autres, le pardon, chemin de réconciliation. La
réconciliation est, nous le croyons tous, l’acte qui, après une crise, permet
aux antagonistes de se retrouver et de repartir sur de nouvelles bases. Sans
elle, aucune cohésion sociale n’est possible, puisque la rancœur, blottie dans
notre subconscient, n’attend qu’une occasion pour refaire surface et briser
la cohésion sociale tant recherchée.
11. Vous
conviendrez avec moi qu’un environnement délétère n’augure rien de bon quant à
l’organisation des élections. Comment, en effet, dans une ambiance perturbée
par des récriminations et des malentendus autour des questions fondamentales,
pourrait-on aller à des élections dignes de ce nom ? En vérité, la
réconciliation est plus importante que les élections. Voilà pourquoi, il est
totalement erroné de penser qu’il suffit d’organiser des élections, d’en
déclarer un vainqueur, pour que les
cœurs meurtris soient guéris et que la paix s’installe. J’ose encore une fois
nous supplier : laissons-nous réconcilier les uns avec les autres ! Tout le
reste ira de soi.
12. L’un des
moyens pour aller à la réconciliation, est le respect des lois que l’on se
donne bien plus que les élections. C’est ici que la maxime latine prend tout
son sens : « Dura lex, sed lex : la loi
est dure mais c’est la loi ». Cette pensée invite au respect de la loi même
quand elle nous contrarie et va à l’encontre de nos intérêts du moment. Des
explications des rédacteurs de la Constitution ont été suffisamment abondantes
et partagées avec la population. De même, des communications par l’exécutif sur
les sites officiels ont été faites pour expliquer la Constitution. A notre
avis, il ne devrait pas avoir de lectures différentes, sources des
affrontements actuels. Malheureusement la loi fondamentale de notre pays semble
nourrir les violences, en ce que des écoles d’interprétations s’opposent et
influencent la population qui s’engouffre dans des actes de revendications ou
contre-revendications violentes. Pour ma part je crois que de tels conflits ne
devraient pas avoir leur raison d’être.
13. En tout
état de cause, qu’il me soit permis d’inviter tous les ivoiriens à emprunter les chemins scientifiques pour
sortir de cette crise née de la
compréhension de la loi qui fonde toutes les autres. Cela ne peut se
faire à coup d’invectives, de machettes et de canons. En parlant de chemins
scientifiques, je fais ici référence aux intellectuels, hommes de science
capables d’indépendance intellectuelle et d’exégèse méthodique des textes, et
notre pays n’en manque pas, pour que la lecture de sa loi fondamentale soit
livrée à des courants politiques, au point qu’elle signifie à la fois une chose
et son contraire, selon l’intérêt que l’on défend. A quoi servirait une
boussole qui indique un jour le Nord, et un autre jour le Sud, selon les
lunettes que l’on porte ? La loi fondamentale, qui peut être regardée comme une
boussole, ne peut signifier, à la fois, une chose et son contraire.
14. Je
voudrais inviter les uns et les autres à aller au dialogue et à la
concertation, dans la recherche de solutions à cette crise qui
n’augure pas d’un lendemain meilleur quant à l’organisation paisible des
élections. J’insiste encore une fois pour vous rappeler que le respect de la
loi est plus important que les élections.
15. La loi
fondamentale de la Côte d’Ivoire s’ouvre par la reconnaissance des droits, des
libertés et des devoirs par l’État (Cf art 1). Quel commentaire en faire sinon
que, pour le législateur, ce triptyque forme un corps dont découle tout le
reste. Le droit, les libertés et devoirs sont primordiaux dans toute société
moderne, et l’État de Côte d’Ivoire s’est engagé à prendre les mesures pour son
application effective. Les évènements de ces jours-ci laissent entrevoir
que beaucoup restent à faire dans le
rappel à tous des droits, des libertés et des devoirs, des individus et des
collectivités. Cela ne peut se faire que loin des bruits d’intérêts électoralistes.
16. Seule la
recherche du bien commun permettra à l’Etat et à ceux qui l’incarnent d’aider
les citoyens à la connaissance et au respect des droits, des libertés et des
devoirs de tous. Si le droit de la personne humaine, en général, et à la vie en
particulier, est inviolable (Cf art 1-2), l’on ne peut le sacrifier sur l’autel
des intérêts particuliers et des élections censées nous apporter la paix et le
développement. Ma conviction profonde reste que le respect des lois est plus
important et honore plus que la victoire à une élection.
Chers compatriotes,
17. Il est de
notoriété que la force de la loi est et sera toujours à préférer à la loi de la
force. Le premier est un chemin vers la paix dans le respect des droits, des
libertés et des devoirs quand le second lui, est une voie qui éloigne de nous
la paix et installe le désordre. Puissions-nous, dans un esprit civique et de
concertation, donner à la loi toute sa force pour qu’elle nous aide à vivre
dans la justice, la réconciliation et la paix, en vue d’une organisation consensuelle d’élection sans
violence.
18. Je ne peux
pas ne pas me tourner avec respect vers le Président de la République, chef de
l’Etat dont la candidature à ces prochaines élections, n’est pas nécessaire à
mon humble avis. Son devoir régalien de garant de la Constitution et de l’unité
nationale appelle son implication courageuse, en vue de ramener le calme dans
le pays, de rassembler les ivoiriens, de prendre le temps d’organiser les
élections dans un environnement pacifié par la réconciliation. Comme le dit si
bien un adage de chez nous : « on ne reste pas dans les magnans pour enlever
les magnans. »
19. Je prie
pour que chacun, dans l’exercice de sa responsabilité, ait la sagesse pour tout
accomplir dans le strict respect des lois : que les appuis et les
revendications se fassent dans le strict respect de la Constitution,
particulièrement en ce qui concerne le respect du droit à la vie, droit
inviolable selon notre Constitution (Cf art 3). Toute injustice sous quelque
forme qu’elle se présente provoquera le désordre. Seule la justice qui
reconnait à chacun ses droits et devoirs nous apportera la paix.
Que Dieu bénisse la Côte d’Ivoire et nous accorde sa paix !
Donné à Abidjan, le 31 août 2020
+ Jean Pierre
Cardinal KUTWA
Archevêque d’Abidjan.
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